Publié le 12 Février 2014
Brokeback Mountain (Charles Wuorinen)
Livret d'Annie Proulx, basé sur son oeuvre homonyme
Représentations du 05 et 07 février 2014
Teatro Real de Madrid
Ennis del Mar Daniel Okulitch
Jack Twist Tom Randle
Alma Heather Buck
Lureen Hannah Esther Minutillo
Aguirre / Hog-boy Ethan Herschenfeld
Madre de Alma Celia Alcedo
Padre de Jack Ryan MacPherson
Madre de Jack Jane Henschel
Camarera Hilary Summers
Vendedora Letitia Singleton
Vaquero Gaizka Gurruchaga
Bill Jones Vasco Fracanzani
Direction musicale Titus Engel Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)
Mise en scène Ivo van Hove
Création Mondiale
Initialement prévue pour le New York City Opera, la création mondiale de Brokeback Mountain est apparue d'emblée comme un succès auprès de la presse internationale et du public madrilène, alors que l'on pouvait s'attendre à un accueil au moins partiellement houleux.
Il n'en a rien été, et cela on le doit à l'ensemble des composantes de cet opéra, la qualité du texte du livret, la justesse de l'écriture musicale et de son interprétation - même si elle n'est pas novatrice, la sensibilité de la mise en scène, et l'entière implication de cœur de tous les artistes, les deux rôles principaux masculins en particulier.
Mortier avait prévenu, loin d'en faire un étendard gay qui tuerait l'universalité du propos, l'accent est mis sur la force d'un amour vital qu'aucune valeur illusoire de la société ne peut contrer.
Les femmes respectives d'Ennis et Jack, Alma et Lureen, avec lesquelles ils auront chacun des enfants, ne comprennent pas l'attachement entre les deux hommes, mais, également, ne considèrent pas leur propre mariage comme un pur sacrement de leur amour. L'une y voit un moyen pour atteindre un statut social, l'autre en attend une immense satisfaction sexuelle. Il y a donc des conditions et des attentes d'un côté, et, de l’autre, un amour inconditionnel qui n'existe que pour lui-même.
Dans sa mise en scène, Ivo van Hove représente cela en montant sur un même plateau les intérieurs des deux appartements où les deux hommes vivent en famille, ainsi que la chambre de motel où ils peuvent se retrouver. La scène, totalement encombrée de meubles aux formes et couleurs aseptisées, devient ainsi le contraire de ce grand espace désolé présent en première partie, et planté sous une large projection des paysages montagneux du Wyoming.
Par ailleurs, comme seul souvenir de ce grand moment de liberté, apparaît dans le salon de Jack un petit téléviseur noir et blanc qui diffuse en continu un film d'aventure se déroulant dans une nature sauvage, seule compensation pour un homme dorénavant coupé de son environnement naturel d'origine.
Mais ce n'est pas la scénographie, simple et très lisible, qui est le point fort de ce travail, sinon la délicate et sensible construction des rapports humains qui lient les personnages de ce drame.
La relation entre Ennis et Jack est en effet finement teintée de tendresse réciproque, mais à un point que l'on en vient à voir cela d'un œil totalement extérieur et à admirer la capacité d'intériorisation de Daniel Okulitch et Tom Randle à incarner les deux cowboys avec une telle aisance. Même leur violence quand ils se bagarrent pour une unique fois est jouée avec un réalisme rare sur une scène lyrique.
Et si tout parait simple pour Jack, ce n'est pas le cas d'Ennis qui doit dépasser nombre d'obstacles, son conditionnement familial, la crainte du regard des autres, et sa terreur profonde engendrée par un meurtre homophobe dont il entendit le récit lorsqu'il était adolescent.
La permanence de cet amour est, il est vrai, surlignée un peu fortement lors des interludes, en affichant à gros trait la valeur du temps qui passe - quatre ans après, dix ans après ... – mais il s’agit bien de montrer cette force infaillible qui dépasse les deux hommes eux-mêmes.
Heather Buck (Alma)
Après la mort de Jack, la confrontation d’Ennis aux parents de son ami donne lieu à une scène de dénouement attendue sans qu’elle ne perde de sa force émotionnelle. Il faut dire que Ryan MacPherson et Jane Henschel montrent le visage de parents pétris de douleurs de façon très différente : le père crache littéralement son refus de se voir encore plus séparé du souvenir de son fils, alors que la mère arrive à conserver son empathie pour Ennis - malgré l’immense sentiment de perte - qu’elle reconnait comme le seul ami de son fils.
Ne restent plus que les regrets de cet homme maintenant seul.
Si la manière de traiter un tel sujet est aussi bien passée auprès des spectateurs, elle le doit pour beaucoup à l’ensemble des interprètes. Daniel Okulitch et Tom Randle sont superbement complémentaires, et ils allient à la fois une perfection physique démonstrative – au risque de flirter avec les standards esthétiques de la culture médiatique gay – et une très belle caractérisation vocale.
Le jeune baryton canadien dégage une force charnelle magnifique, alors que son partenaire est tout autant incisif et déterminé dans son art déclamatif.
Dans les deux rôles principaux féminins, Hannah Esther Minutillo est toujours aussi reconnaissable de par son timbre un peu étrange et sauvage, mais Heather Buck, qui a un rôle plus conséquent, étale un tempérament bouillonnant qu’elle soutient avec un bien séduisant accent.
Et les petits rôles réservent également de petites surprises, comme la voix contralto ambiguë d’Hilary Summer et la délicatesse précieuse de Laetitia Singleton.
Quant à la musique de Charles Wuorinen, elle a été composée autant pour soutenir un climat intime que pour décrire le mystère sombre des grands espaces, ou bien pour porter toutes les contradictions humaines du langage des artistes.
L’orchestre, riche de plus de soixante-dix instruments, met en valeur un très large panel de sonorités depuis la douceur liquide du piano et des xylophones aux accents de cordes les plus arides. Les vents viennent piquer le chant des protagonistes, en décrire l’agitation intérieure, mais ils peuvent aussi s’estomper devant le lyrisme des archets lorsqu’ils évoquent les rêves de liberté des êtres.
Le chant et la musique sont donc intimement liés à la vie des corps et aux menaces d’un monde oppressant.
Et c’est cette fusion parfaite entre un drame tendu en permanence – avec de rares moments de relâchements -, une musique alliée à l’action mais qui ne cherche pas à dominer la force expressive des chanteurs, et, surtout, un livret (écrit par Annie Proulx à partir de sa propre nouvelle) psychologiquement complexe et qui ménage le public du théâtre lyrique – celui-ci y vient généralement pour le pur plaisir esthétique – qui fait de cette œuvre une totalité qui captive le spectateur dans son rapport à la vie.