Articles avec #miknevičiūtė tag

Publié le 15 Octobre 2024

Die Tote Stadt (Erich Wolfgang Korngold –
4 décembre 1920, Hambourg et Cologne)
Représentation du 07 octobre 2024
Bayerische Staatsoper München

Paul Klaus Florian Vogt
Marietta/Die Erscheinung Mariens Vida Miknevičiūtė
Frank/Fritz Sean Michael Plumb
Brigitta Jennifer Johnston
Juliette Mirjam Mesak
Lucienne Xenia Puskarz Thomas
Gaston/Victorin Liam Bonthrone
Graf Albert Miles Mykkanen

Direction musicale Lothar Koenigs
Mise en scène Simon Stone (2016, Bâle / 2019, Munich)

En septembre 2016, Simon Stone, metteur en scène de théâtre originaire de Bâle, dirigea son premier opéra, ‘Die Tote Stadt’, sur les planches du Theater Basel, ce qui sera le point de départ d’un parcours original dans l’univers lyrique qui le mènera à Salzbourg, Vienne, Munich, Paris, Aix-en-Provence et New-York.

Puis, en 2019, le Bayerische Staatsoper reprit sa production bâloise de l’opéra le plus connu d’Erich Wolfgang Korngold avec Jonas Kaufmann et Marlis Petersen dans les rôles principaux, et c’est cette production qui est à nouveau à l’affiche avec un couple d’artistes qui se connaissent bien, Vida Miknevičiūtė et Klaus Florian Vogt, puisqu’ils ont déjà chanté ensemble cet ouvrage à Vienne en février 2022 (production Willy Decker) et à Hambourg en juin 2024 (production Karoline Gruber).

Klaus Florian Vogt (Paul) et Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Klaus Florian Vogt (Paul) et Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Le ténor allemand, figure majeure du Festival de Bayreuth, connaît parfaitement le personnage de Paul puisqu’il l’a interprété pour la première fois en 2002 à l’Opéra de Brême, un an avant son premier Lohengrin dans ce même théâtre, et qu’il le chante régulièrement jusqu’à nos jours.

Klaus Florian Vogt (Paul) et Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Klaus Florian Vogt (Paul) et Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Dans ce décor de maison tournante révélant au fur et à mesure les différentes pièces intérieures ainsi que la façade extérieure purement anonyme, Simon Stone présente Paul comme un homme d’apparence moderne, bien habillé en costume-cravate, mais qui vit hors de la réalité dans un univers clos dédié à la mémoire de sa femme défunte, Marie.

Et pour mieux montrer le pathétique de ce décalage, il occulte la dimension fantastique du second acte en transformant la troupe de Marietta, celle qui rappelle tant à Paul son amour disparu, en un groupe de jeunes d’aujourd’hui faisant la fête sans se soucier du monde qui les entoure, en se livrant à des beuveries et coucheries sans fin. C’est ce choc entre éducation bourgeoise et comportements libres et désaxés, et la très grande ambiguïté entretenue entre rêve et réalité, qui va sortir Paul de sa nostalgie mortifère.

Sean Michael Plumb (Fritz) et Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Sean Michael Plumb (Fritz) et Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Klaus Florian Vogt incarne totalement cette personnalité égarée en en faisant ressortir le caractère très émouvant au premier acte, la pureté de ses inflexions de voix évoquant une innocence retrouvée absolument bouleversante. Mais rien de la complexité de Paul ne lui échappe, y compris la virulence de son attachement à sa femme qui se transfère violemment dans sa relation à Marietta.

Dans ces moments, il exprime de l’agressivité en canalisant très fortement son chant mais toujours avec des inflexions claires qui rajeunissent son tempérament.

Il fait preuve d’une inaltérable résistance vocale ce qui est aussi l’apanage de Vida Miknevičiūtė dont les vibrations dynamiques du timbre ont la souplesse qui lui permette d’exprimer l’impertinence et la joie de vivre avec un rayonnement d’une très grande intensité.

Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Vida Miknevičiūtė (Marietta)

Elle décrit ainsi avec aisance et fluidité une femme percutante et très vivante, tout en arborant un ensemble de nuances tendres, taquines, provocatrices mais aussi rassurantes qui créent un personnage qui échappe toujours à Paul.

Et de voir Klaus Florian Vogt, lui qui si souvent interprète des héros forts d’une grande force de conviction, s’approprier les états d’âmes de ce véritable anti-héros est quelque chose de très poignant à vivre car, surtout dans cette production, il figure un homme dans lequel nombre de spectateurs peuvent se reconnaître de façon très intime.

Vida Miknevičiūtė (Marietta) et Klaus Florian Vogt (Paul)

Vida Miknevičiūtė (Marietta) et Klaus Florian Vogt (Paul)

La conclusion, fort lisible, revient à une attitude d’une grande sagesse lorsque l’on voit l’homme esseulé se défaire une à une des photographies nostalgiques témoins de son bonheur passé mais qui ne lui permettaient plus de se tourner vers l’avenir.

La procession des enfants se ressemblant tous comprend également une réflexion de la part de Simon Stone sur le conformisme social qui participe aussi à un piège dont il faut pouvoir se défaire, la société entretenant insidieusement l'idée qu'il faut être comme tout le monde.

Klaus Florian Vogt et Vida Miknevičiūtė

Klaus Florian Vogt et Vida Miknevičiūtė

Scéniquement, les deux chanteurs principaux sont par ailleurs entourés de solistes très engagés parmi lesquels Sean Michael Plumb offre, en Franz et Fritz, une présence généreuse et ombrée qui manifeste une sensibilité palpable.

Quant à Jennifer Johnston, elle met beaucoup de cœur dans le personnage de Brigitta en s’extériorisant, certes, un peu trop, mais en faisant aussi entendre un timbre grave riche et résonnant.

Klaus Florian Vogt

Klaus Florian Vogt

A la direction de l’Orchestre d’État de Bavière, Lothar Koenigs se délecte à faire ressortir l’écriture luxuriante straussienne si présente dans la musique de Korngold, tout en tenant d’une poigne inflexible un geste théâtral fort mais un peu trop cadré. Il contribue également à créer un climat très présent qui pousse l’auditeur à garder un regard et une écoute acérés vis à vis de l’action dramatique, faisant ainsi en sorte qu’il vive quelque chose qui le remue sérieusement de l’intérieur et le marque sur la durée.

Lothar Koenigs, Klaus Florian Vogt et Sean Michael Plumb

Lothar Koenigs, Klaus Florian Vogt et Sean Michael Plumb

Voir les commentaires

Publié le 8 Août 2024

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2024
28 juillet - Das Rheingold
29 juillet - Die Walküre
31 juillet - Siegfried
02 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Simone Young
Mise en scène Valentin Schwarz (2022),  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan Tomasz Konieczny            Brünnhilde Catherine Foster
Siegmund Michael Spyres                         Sieglinde Vida Miknevičiūtė
Siegfried Klaus Florian Vogt             Hagen Mika Kares
Loge John Daszak                                      Alberich Olafur Sigurdarson
Erda Okka von der Damerau            Gunther Michael Kupfer-Radecky  
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Ya-Chung Huang
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Tobias Kehrer
Fricka  / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Freia / 3. Norn Christina Nilsson         Rossweisse / 1.Norn Noa Beinart
Grimgerde / Flosshilde Marie Henriette Reinhold      Woglinde Evelin Novak 
Siegrune  / 2. Norn Alexandra Ionis            Waltraute Claire Barnett-Jones
Wellgunde Natalia Skrycka               Gutrune Gabriela Scherer
Helmwige Dorothea Herbert                   Froh Mirko Roschkowski
Gerhilde Catharine Woodward        Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Waldvogel Alexandra Steiner            Donner Nicholas Brownlee 

Créé à l’été 2022, le ‘Ring’ mis en scène par Valentin Schwarz devrait être celui qui aura connu le plus faible nombre de cycles de l’histoire du Festival de Bayreuth (mis à part celui de Richard Wagner qui ne connut que 3 cycles l’année de sa création en 1876), car avec seulement 8 cycles programmés en 3 ans, il devrait atteindre pour sa dernière saison en 2025 un total de 10 cycles, bien moins que les 12 (Peter Hall) à 16 cycles (Patrice Chéreau, Franz Castorf) des productions précédentes.

Catherine Foster, Simone Young et Klaus Florian Vogt

Catherine Foster, Simone Young et Klaus Florian Vogt

Néanmoins, le metteur en scène allemand a retravaillé depuis 2022 certains points de manière à rendre plus lisible une trame qui place au cœur du Ring l’obsession mortifère de Wotan pour s’assurer une descendance. L’Or du Rhin est donc initialement identifié comme un enfant maléfique dont s’empare Alberich, et que cherche à récupérer Wotan – il s’agira de Hagen -. Il lui échappera, mais toute la dramaturgie montre comment ce chef de clan familial va se focaliser sur la recherche d’un autre espoir.

La mort de Fafner, personnage présenté comme l’ancêtre commun à Alberich et Wotan, devient le point de départ des destins divergents de Siegfried et de Hagen, qui se retrouveront plus tard chez Gunter et Gutrune, nouveaux riches dégénérés.

Siegfried, représenté ici comme un homme conventionnel enlisé dans une vie bourgeoise avec Brünnhilde qui ne lui convient plus, se laisse prendre par ce milieu perverti lors d’une soirée costumée qui fait écho au film ‘Eyes wide shut’ de Stanley Kubrick - la scène festive et d'orgie n'était pas montrée en 2022 -, et l’échec total de Wotan, apparaissant pendu, est cette fois clairement souligné lors de la conclusion finale du ‘Crépuscule des Dieux’.

Même si le développement théâtral est conséquent, il sert un scénario librement inspiré de la Tétralogie qui n’en approfondit aucun des thèmes.

Ces retouches n'empêcheront pas Valentin Schwarz d'essuyer beaucoup de huées à la fin de ce premier cycle 2024, mais le soutien apporté par une autre partie du public montre que cette appréciation est très nuancée selon les attentes de chacun.

Andrea Cozzi (Décors) et Valentin Schwarz (Mise en scène)

Andrea Cozzi (Décors) et Valentin Schwarz (Mise en scène)

Pour cette reprise, on retrouve le Wotan de Tomasz Konieczny et l’Alberich de Olafur Sigurdarson présents dès la création. Si le premier dégage une vraie personnalité avec des moments de fureurs impressionnants, ses changements d’intonations ternissent parfois des passages plus subtils. ‘Siegfried’ est néanmoins le volet qui le montre à son meilleur, comme si le Wanderer menait un baroud d’honneur avec une très grande détermination.

Face à lui, le baryton islandais dessine à nouveau un chef des Nibelungen (ces derniers sont cependant absents de la vision de Schwarz) toujours aussi impactant, avec un métal dans la voix qui accroche et lui donne une dimension impressionnante, un véritable monstre de volonté à la hauteur de Wotan.

D’ailleurs, Nicholas Brownlee, distribué dans le rôle de Donner, montre dans ‘Rheingold’ qu’il a lui aussi la présence et l’ampleur d’un Wotan, ce que Vienne et Munich pourront apprécier très prochainement.

Parmi les rôles n’intervenant qu’épisodiquement, se font aussi remarquer John Daszak (Loge) avec sa grande clarté déclamatoire qui ravit par son aisance expressive, Ya-Chung Huang qui joue un inhabituel Mime humain et affectif avec son timbre lyrique et légèrement ombré, la Freia irradiante et dramatique de Christina Nilsson, l’Erda très homogène et imperturbable, sans noirceur prononcée, d’Okka von der Damerau, la Gutrune repentie à cœur ouvert de Gabriela Scherer, ou bien la première norne de Noa Beinart, aux graves fortement résonnants.

Georg Zeppenfeld est bien sûr impeccable en Hunding, parlant comme il chante avec un mélange d’autorité et d’humanité inimitable, Christa Mayer donne de l’ampleur à Fricka et Waltraude avec des couleurs chamarrées mais qui la mûrissent trop, et Mika Kares a une noblesse de tessiture diaphane qui tranche avec les Hagen plus anguleux et caverneux entendus dans ce rôle, ce qui le rend insaisissable mais peu inquiétant.

Klaus Florian Vogt (Siegfried) - Photo : Enrico Nawrath

Klaus Florian Vogt (Siegfried) - Photo : Enrico Nawrath

Mais ce Ring opère un véritable renouvellement grâce à quatre chanteurs d’exception; ‘Die Walküre’ est en premier lieu l’occasion de découvrir un nouveau couple Siegmund / Sieglinde sous les traits de Michael Spyres et de Vida Miknevičiūtė. Le baryténor américain, qui s’est illustré principalement dans les répertoires mozartien, rossinien et français du XIXe siècle, fait une prise de rôle wagnérienne inattendue. Il faut reconnaître qu’il ne manifeste aucune difficulté - et se montre même plutôt démonstratif -, assoit un timbre velouté assez inhabituel dans ce rôle, mais utilise aussi son habileté à changer soudainement de couleur vocale, sans altérer pour autant ses propres qualités de souplesse, ce qui rend sa personnalité un peu instable. Aucun problème de puissance dans le Festspielhaus, son interprétation chaleureuse lui vaudra un accueil tout autant chaleureux.

Malheureusement, en en faisant un paumé marginalisé, Valentin Schwarz n’a pas le bon goût de le soigner physiquement, alors que ce chanteur mérite une tout autre mise en valeur scénique.

En Sieglinde, la soprano lituanienne Vida Miknevičiūtė offre un portrait vocal qui a le même caractère déchirant que celui de Christina Nilsson en Freia, mais avec encore plus d’intensité et de complexité de couleurs. Par rapport à sa Chrysothémis de Salzburg en 2021, elle a gagné en consistance et soyeux sans rien perdre de ses facultés percutantes mêlées à une fragilité sous-jacente.

Michael Spyres (Siegmund) et Vida Miknevičiūtė (Sieglinde) - Photo : Enrico Nawrath

Michael Spyres (Siegmund) et Vida Miknevičiūtė (Sieglinde) - Photo : Enrico Nawrath

C’est dans la mise en scène de Frank Castorf que le public de Bayreuth a pu assister à l’envol de Catherine Foster dans le rôle de Brünnhilde. Depuis son second acte encore trop prudent en 2013, à son incarnation pleine et assurée en 2014, la soprano britannique a acquis une envergure qui en jette plein la vue. Superbe rayonnement vibrant excellemment projeté, aigus faciles avec style, elle manifeste une légère incertitude uniquement au final du 3e acte de ‘Siegfried’ sans en altérer la force exaltante, pour achever sur un ‘Götterdämmerung’ éclatant avec une touchante sensibilité de timbre.

Quant à Klaus Florian Vogt, lui qui fit sa prise de rôle de Siegfried au printemps 2023 à Zurich, il forme avec Catherine Foster un duo éblouissant. Comme très souvent dans les opéras wagnériens, toute la beauté, la grâce et la puissance de ce magnifique chanteur s’épanouissent dans les derniers actes de ‘Siegfried’ et ‘Götterdämmerung’, où il est le seul à pouvoir faire retentir sa voix d’un éclat d’or tout en dégageant une candeur poétique inouïe.

Tous deux vont au bout de leur rôle, et les voir donner autant avec une telle sensibilité vous emplit d'une joie chevillée au corps.

Catherine Foster (Brünnhilde) et Klaus Florian Vogt (Siegfried)

Catherine Foster (Brünnhilde) et Klaus Florian Vogt (Siegfried)

Si la réussite musicale de ce ‘Ring’ permet de pallier à la déception scénique, elle le doit beaucoup à la distribution réunie à cette occasion, mais aussi à la direction musicale de Simone Young qui est probablement la plus grande surprise de cette reprise.

Assistante de Daniel Barenboim au Festspielhaus en 1991 et 1992, à l’occasion du Ring de Harry Kupfer, la cheffe d’orchestre australienne révèle qu’elle a Bayreuth dans le sang. A travers une lecture splendide qui unifie la complexité d’écriture avec un excellent sens dramatique et de l’élan pour les chanteurs, elle porte l’Orchestre du Festival à son meilleur, faisant vivre les lignes wagnériennes avec une grande clarté, riche en couleurs et mouvements expressifs, donnant de la puissance aux cuivres avec une belle souplesse, et, surtout, faisant de la musique une peinture de caractères qui se fond idéalement à l’éloquence de chacun des solistes.

Le plus bel exemple de ce travail se trouve dans le 3e acte de ‘Götterdämmerung’ où la solennité qu’elle exprime se déroule avec un naturel saisissant sans virer à la grandiloquence, dégageant ainsi un fort sentiment humain.

Simone Young

Simone Young

L’accueil en délire que lui réserve le public pour ce grand voyage merveilleux qui transcende la narration scénique l’a manifestement beaucoup touchée, et Bayreuth n’oubliera pas aussi bien sa joie que celle qu’elle a su apporter à tous, artistes et spectateurs enchantés.

 

Le lien vers le compte rendu Der Ring des Nibelungen (Meister - Schwarz) Bayreuth 2022

Voir les commentaires

Publié le 2 Juillet 2024

Elektra (Richard Strauss – Dresde, le 25 janvier 1909)
Représentation du 30 juin 2024

Münchner Opernfestspiele 2024
Bayerische Staatsoper

Klytämnestra Violeta Urmana
Elektra Elena Pankratova
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė
Aegisth John Daszak
Orest Károly Szemerédy
Der Pfleger des Orest Bálint Szabó
Die Vertraute Natalie Lewis
Die Schleppträgerin Seonwoo Lee
Ein junger Diener Kevin Conners
Ein alter Diener Martin Snell

Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Herbert Wernicke (1997)

 

Créée le 27 octobre 1997 au Bayerische Staatsoper, et reprise plusieurs fois au Festival de Baden-Baden où fut enregistré un DVD en 2010, la production d'’Elektra’ dans la mise en scène d’Herbert Wernicke (1946-2002) est un très bel exemple de lecture universelle d’une œuvre qui marque la première collaboration entre Richard Strauss et le dramaturge Hugo von Hofmannsthal.

Violeta Urmana (Klytämnestra)

Violeta Urmana (Klytämnestra)

Le décor sépare en deux l’espace d’avant scène de la scène centrale par un immense panneau rectangulaire frontal et incliné pouvant pivoter sur lui même pour révéler le grand escalier du palais mycénien édifié en arrière plan.

La symbolique des couleurs des costumes est très explicite également, le blanc pour la virginité et l’aspiration au mariage de Chrysothemis, le noir pour la nature dépressive et vindicative d’Elektra, le rouge pour la puissance sexuelle et la nature criminelle de Klytämnestra.

Les lumières qui filtrent le long des arêtes du mur mobile central prennent également des teintes qui s’alignent sur les intentions en jeu, le tout dégageant une épure fort lisible.

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis)

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis)

Elektra rumine ses pensées sur une estrade en bois où elle pourra planter sa hache au moment du meurtre du couple royal, et lorsque Orest apparaît depuis la loge située côté jardin pour rejoindre ensuite sa sœur, le temps qu’il prend à ajuster le manteau royal abandonné par sa mère, et que Chrysothemis avait refusé de porter au grand dam d’Elektra, laisse transparaître le conflit intérieur du jeune homme entre lien de parenté, envie de vengeance, conscience du mal et ambition personnelle.

Les meurtres respectifs des amants se dérouleront derrière les murs, et alors que nous assistons à l’avènement d’Orest, Elektra met fin à ses jours. Un nouvel ordre est établi.

Elena Pankratova (Elektra)

Elena Pankratova (Elektra)

Le jeu d’acteur reste très sobre, mais Vida Miknevičiūtė offre une jeunesse irradiante à Chrysothémis qui lui vaudra un immense succès au rideau final. La soprano lituanienne possède en effet une projection perçante mais sans dureté avec une très grande solidité de moyen qui exprime une forme d’idéalisme adolescent qui gagne facilement les cœurs.

Károly Szemerédy (Orest)

Károly Szemerédy (Orest)

Sa compatriote, Violeta Urmana, dresse une stature impériale de Klytämnestra, pouvant compter sur une opulence de timbre fascinante, un galbe des graves d’un luxe d’ébène, et un profil des aigus vrillé et très maîtrisé. Son visage et sa gestuelle très expressifs lui donnent dorénavant une force théâtrale saisissante, et ses inflexions vocales tranchées taillent les moindres reliefs de ce caractère prêt à s’effondrer aux pieds de sa fille sous le poids de la culpabilité, avant que la fausse nouvelle de la mort d’Orest ne lui redonne l’espoir de croire qu’elle ne subira aucun châtiment.

C’est toujours un émerveillement de voir comment le talent de cette grande artiste traverse le temps avec une telle densité.

Violeta Urmana (Klytämnestra)

Violeta Urmana (Klytämnestra)

L’ensemble de la distribution présente ce soir ayant déjà été réunie dans cette même production en novembre 2022, Elena Pankratova reprend donc le rôle d’Elektra, et si la puissance de ses aigus et sa longueur de souffle restent mesurées, son chant offre un lyrisme travaillé de fines nuances assez rare dans ce rôle où nombre d’interprètes chargent habituellement l’héroïne de raucités pour en traduire l’animalité blessée. Rien de tout cela ici, c’est la dignité dans la douleur qui est dépeinte avec une certaine douceur, pourrait on dire.

Impressionnant par sa stature inaltérable, Károly Szemerédy est un formidable Orest, doué d’une ligne vocale bellement homogène et de grande classe, et John Daszak décrit un Aegisth avec de l’éclat mais aussi une certaine mesure attendrissante.

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis), Károly Szemerédy (Orest) et John Daszak (Aegisth)

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis), Károly Szemerédy (Orest) et John Daszak (Aegisth)

Mais quel plaisir d'entendre dans cette salle la violence feutrée et la noirceur tristanesque de l’orchestre de l’Opéra de Bavière sous la conduite de Vladimir Jurowski! Ce son fantastiquement noir, d'une noblesse dispendieuse, enveloppe l’auditeur d’une plénitude fabuleuse, et de la fusion des timbres des cordes et des cuivres découle une lave d’une malléabilité fluide et sidérante par la manière dont des traits ardents, des lames rutilantes et clinquantes se cristallisent d’un coup sans altération de leur éclat. L’agilité des musiciens permet de maintenir un excellent rythme théâtralisant avec toutefois un niveau de contrôle qui évite les débordements excessifs, y compris dans les attaques sauvages toujours d’une nette précision.

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Károly Szemerédy, Violeta Urmana, John Daszak et Vladimir Jurowski

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova, Károly Szemerédy, Violeta Urmana, John Daszak et Vladimir Jurowski

Une interprétation magnifique à tous les niveaux, qui laisse de côté une vision par trop horrifique, pour raconter cette histoire de vengeance familiale à travers une intense somptuosité narrative.

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova et Violeta Urmana

Vida Miknevičiūtė, Elena Pankratova et Violeta Urmana

Voir les commentaires

Publié le 4 Août 2021

(A) Krzysztof Warlikowski Trilogy (Salome - Elektra - Tristan und Isolde) 
Représentations des 25, 27 et 31 juillet 2021
Bayerische Staatsoper & Salzburger Festspiele - Felsenreitschule

Salome (Richard Strauss - 1905)
Herodes Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Herodias Michaela Schuster
Salome Marlis Petersen
Jochanaan Wolfgang Koch
Narraboth Pavol Breslik
Ein Page der Herodias Rachael Wilson
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 27 juin 2019)
Bayerisches Staatsorchester

Elektra (Richard Strauss - 1909)
Klytämnestra Tanja Ariane Baumgartner 
Elektra Ausrine Stundyte 
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė 
Aegisth Michael Laurenz
Orest Christopher Maltman
Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 01 août 2020)
Wiener Philharmoniker

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865)
Tristan Jonas Kaufmann
König Marke Mika Kares
Isolde Anja Harteros
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Okka von der Damerau
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 29 juin 2021)
Bayerisches Staatsorchester

Les comptes rendus des premières de ces trois productions (Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak, Lumières Felice Ross, Video Kamil Polak, Chorégraphie Claude Bardouil) peuvent être relus sous les liens ci-après :
Salome - Bayerische Staatsoper - 27 juin 2019
Elektra - Salzburger Festpiele - 01 août 2020
Tristan und Isolde - Bayerische Staatsoper - 29 juin 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

En cette dernière semaine de juillet 2021, qui comme chaque année entrelace les derniers jours du Festival d'opéras de Munich et les premiers jours du Festival de Salzbourg, il était possible d'assister aux trois dernières productions créées par Krzysztof Warlikowski, metteur en scène notamment adoré par Nikolaus Bachler et Markus Hinterhäuser, les directeurs artistiques respectifs de ces deux institutions, qui apprécient, à l'instar de nombre de spectateurs, sa profondeur psychologique et son travail sur les symboles contenus dans les ouvrages qui traversent son regard.

Avec Salome et Elektra, nous explorons deux relectures de deux œuvres luxuriantes créées en plein mouvement de Sécession qui partit de Munich en 1892 pour gagner Vienne en 1897, puis Berlin en 1898. Ces mouvements artistiques portés par Klimt, Otto Wagner ou Hoffmansthal à Vienne, ne dureront que jusqu'à la première guerre mondiale, et le Palais de la Sécession de Joseph Maria Olbrich sera incendié par les nazis au moment de la retraite des troupes allemandes, avant d'être reconstruit après-guerre.

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

La production de Krzysztof Warlikowski pour Salomé commence en prélude par un extrait des Kindertotenlieder de Gustav Mahler - le compositeur, chef d'orchestre et directeur de l'opéra de Vienne avait mis sa démission en jeu quand il n'avait pu réussir à imposer Salomé à la censure -  qui présage d'un destin fatal. Elle se déroule au sein d'une impressionnante bibliothèque où une famille juive recrée une pièce de théâtre qui renvoie une image caricaturale et dégénérée d'une communauté face à la nouvelle figure chrétienne que représente Jochanaan.

Bien que de tessiture gracile, l'incarnation vipérine de Salomé par Marlis Petersen, une artiste accomplie, est à nouveau fascinante à entendre par l'extrême clarté et précision de son chant, mais aussi par la manière avec laquelle elle fait vivre la musique à travers tout son corps.

Elle est entourée par les mêmes artistes qui participèrent à la création de la mise en scène, la lumineuse présence de Rachael Wilson en page à la majesté orientalisante, le Narraboth si torturé et désespéré de Pavol Breslik, l'Hérodias de Michaela Schuster qui semble empruntée aux Damnés de Visconti et qui aime un peu trop surprendre l'auditeur par de fières démonstrations de puissance vériste, l'Hérode de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke au mordant attachant, et ce Jochanaan un peu désabusé de Wolfgang Koch qui réserve encore de belles attaques en réplique à Salomé, mais réduit la portée de ses aigus quand l'élargissement vocal se déploie sur un souffle plus progressif.

Dans cette version, la signification du baiser que souhaite échanger Salomé avec le prophète, sous couvert d'amour ou de réconciliation, est en fait un acte de damnation qui est mis en scène au moment de la danse des 7 voiles, après le dernier souper, sous la forme d'une vidéographie magnifiquement animée qui représente une Licorne embrassant un Lion, iconographie issue de mosaïques du plafond d'une synagogue polonaise détruite depuis. Elle est doublée par la danse de Salomé avec un être représentant la mort, figure qui ne survivra pas au baiser de la fille d'Hérode. A ce moment là, la direction ardemment intense de Kirill Petrenko déploie également un drapé scintillant et enchanteur irrésistiblement envoutant. 

Mais après un tel climax, la scène finale montre Salomé obsédée par un étrange coffret gris qui ressemble à une urne funéraire transmise par l'acteur de Jochanaan. Le chef d'orchestre atténue l'ampleur sonore, et c'est le fait que la jeune fille ne saisisse pas ce qu'annonce ce symbole intrigant qui crée une tension qui se résout par l'arrivée, sonore mais invisible, de troupes venues pour détruire ce monde réfugié sur lui-même. La petite communauté préfèrera en finir par un ultime geste de suicide collectif.

Enfin, à l'issue de cette représentation, Kirill Petrenko a été nommé par un membre du conseil d'administration "chef honoraire de l'Académie d'orchestre de l'orchestre d'État de Bavière". Vivre la simplicité d'un tel moment est toujours un privilège.

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Deux jours plus tard, à Salzbourg, la reprise d'Elektra, le seul opéra qui fut intégralement joué au Festival l'année précédente en pleine pandémie, nous ramène à un monde antique violent et hystérique, soumis à des forces infernales inconscientes sous le verbe d'Hofmannsthal. L'une des premières scènes montre un ancien rituel sacrificiel humain qui préfigure celui que subira la mère d'Elektra une fois ses crimes expiés.

On peut redécouvrir la géniale noirceur névrosée de Tanja Ariane Baumgartner recouverte, au cours de son récit, par l'enveloppante direction de Franz Welser-Möst qui tire de luxueux scintillements de l'écriture orchestrale dont on peut admirer les reflets dans les lumières d'étoiles qui constellent les épais nuages sombres que projette la fascinante vidéographie au dessus de Klytemnestre. Ces chatoiements poétisent en fait les maugréements de cette femme dont l'attitude un peu repliée traduisent l'effort à réprimer tous ses sentiments nés de ses crimes passés.

Ausrine Stundyte est comme Salomé une jeune fille, mais cette fois totalement broyée par son ressentiment. Elle apparaît d'emblée encore plus libérée qu'à la création, son timbre de voix préserve ses couleurs quand le chant se tend, de larges ondes obscures se propagent avec vaillance et souplesse, et elle joue de façon saisissante comme si elle vivait dans son monde détachée du regard extérieur. Formidable sa course pour contrer celle de sa mère qui tente de lui échapper sur la progression dramatique de la musique, où alors cette confrontation brusque avec Vida Miknevičiūtė, qui joue Chrysothémis, pour la forcer à concrétiser sa vengeance. Cette dernière lui oppose en effet un tempérament acéré et irradiant, un peu sévère, rendu par une tessiture ivoirine finement profilée, et une excellente endurance.

L'impression laissée par l'arrivée d'Oreste diffère cependant fortement de cette image poupine que renvoyait l'année dernière Derek Welton - on peut retrouver le chanteur australien, très bien mis en valeur, en premier Nazaréen dans la reprise de Salomé à l'opéra de Munich -. Ici, Christopher Maltman incarne un personnage blessé au visage vengeur, presque un tueur, prêt à en découdre avec les meurtriers de son père. Et son expressivité vocale le fait très bien ressentir.

L'impact sur son duo avec Elektra s'en ressent, non en terme de présence, mais parce la complicité affective entre frère et sœur qui paraissait si enfantine l'année précédente est moins saillante. Seulement, Franz Welser-Möst et le Wiener Philharmoniker déploient lors de ces retrouvailles un tel déluge de somptuosité sonore, que ce débordement orchestral sublime un tel amour. Et les musiciens ont aussi le goût des attaques claquantes dans les moments de grande tension, comme les cuivres sont capables de lancer de fulgurants cris rutilants. L'Egisthe de Michael Laurenz  est quant à lui toujours aussi souple et assuré.

Au cœur de ce décor métallique recouvert de reflets d'eau, la manière dont Chrysothémis se révèle être celle qui a le plus de cran afin de précipiter la fin de l'hégémonie des deux tyrans préserve toute sa force impressive.

Entre deux représentations de Salomé, Michaela Schuster et Rachael Wilson étaient présentes pour assister à la reprise d'Elektra, et l'on pouvait aussi reconnaitre dans la salle Lars Edinger venu à Salzburg pour incarner Jederman.

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

De retour à Munich, il était enfin possible d'entendre à nouveau le Tristan und Isolde de Richard Wagner, œuvre qui impressionna très tôt le jeune Richard Strauss.

Krzysztof Warlikowski présente un voyage à travers la mort qui se déroule dans une grande pièce fermée recouverte de boiserie comme dans une enceinte funéraire.  La vidéographie suggestive prépare l'esprit du spectateur à ces humeurs noires, à cette attente romantique de la mort qui est toujours retardée, et le plonge dans un 3e acte où le Tristan de Jonas Kaufmann, profondément émouvant par ce chant qui préserve ses qualités feutrées même dans les passages enfiévrés, se retrouve confronté à ses souvenirs d'enfance figés dans une lumière et immobilité glaciaires.

Anja Harteros est une Isolde sophistiquée, très claire, surtout dans le Liebestod, douée d'une précision d'élocution qu'elle nuance d'un panel de couleurs qu'elle peut assombrir avec une grande finesse, mais qui impressionne aussi par son magnétisme puissant. Son duo avec Jonas Kaufmann au deuxième acte est absolument réussi, tant les voix fusionnent dans une belle harmonie.

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

En Brangäne, Okka von der Damerau est toujours aussi prégnante avec son timbre d'argent massif étincelant, Mika Kares semble quant à lui un peu plus adoucir son Roi Marke, et Wolfgang Koch reste un compagnon vivant et attachant par l'optimisme étonnant qu'il dégage.

Quant à Kirill Petrenko, il choisit une interprétation moins vouée à l'exubérance flamboyante qu'il affichait avec virilité lors de la première représentation, et dispense une densité de son fabuleuse, ainsi qu'une sensibilité qui accentue encore plus l'emprise méditative au dernier acte. La correspondance avec la scénographie s'en trouve renforcée, le délié des motifs orchestraux abonde d'ornements fluides au cœur d'une langue chaleureuse et féconde, et les rappels pour cette équipe fantastique dureront près de 25 mn à l'issue de cette représentation qui signe également la fin du passionnant mandat de Nikolaus Bachler.

Et l'année prochaine, ce sera la reprise de Die Frau Ohne Schatten de Richard Strauss, dirigée par Valery Gergiev dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, qui clôturera la première année du festival d'opéra de Munich sous la direction de Serge Dorny.

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Voir les commentaires