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Publié le 15 Juillet 2016

Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Georg Friedrich Haendel)

Représentation du 14 juillet 2016
Théâtre de l'Archevêché
Festival d'Aix en Provence

Bellezza Sabine Devieilhe
Piacere Franco Fagioli
Disinganno Sara Mingardo
Tempo Michael Spyres

Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Le Concert d'Astrée
Coproduction Opéra de Lille et Opéra de Caen

Krzysztof Warlikowski fait partie de ces metteurs en scène qui s'emparent des oeuvres lyriques pour les faire entrer en résonance avec un monde personnel qui semble avoir gardé une trace émotionnelle profonde de ce qu'une certaine jeunesse vécut dans les années 70.

Franco Fagioli (Piacere) - Pablo Pillaud-Vivien (en arrière plan)

Franco Fagioli (Piacere) - Pablo Pillaud-Vivien (en arrière plan)

Le premier oratorio de Haendel, 'Il Trionfo del Tempo e del Disinganno', composé à l'âge de 22 ans, porte en lui une contradiction flagrante, puisqu'il oppose les plaisirs de la vie à une morale rigoriste - morale qui joue de façon malsaine sur la conscience de la mort et de la peur qu'elle peut engendrer afin de casser les élans vitaux de La Beauté -, alors que sa musique même célèbre un hédonisme sonore, certes mélancolique, mais d'une très grande force impressive.

Sabine Devieilhe (Bellezza) et Michael Spyres (Tempo)

Sabine Devieilhe (Bellezza) et Michael Spyres (Tempo)

De part sa sensibilité, le directeur polonais choisit de transposer le livret dans la vie des adolescents de la génération 1968 qui rêvaient de réinventer un monde éternel basé sur la musique, le cinéma, la drogue et le sexe afin de contrer le système et son autoritarisme.

Sous son regard, Bellezza devient donc le symbole de cette jeunesse maudite qui va échouer dans sa recherche d'éternité sur les récifs de la réalité.

Franco Fagioli (Piacere) - Sabine Devieilhe (Bellezza) - Pablo Pillaud-Vivien

Franco Fagioli (Piacere) - Sabine Devieilhe (Bellezza) - Pablo Pillaud-Vivien

La scène se déroule entièrement dans une salle de cinéma tournée vers le public, au centre de laquelle une étroite cage en plexiglas semi-réfléchissant sert de boîte de nuit confinée.

Un jeune et très beau garçon, Pablo Pillaud-Vivien, - il est le rédacteur en chef de la section 'Veille artistique et citoyenne' du journal Médiapart, ce qui témoigne de son engagement politique - incarne ce rêve de sensualité vitale que chante Il Piacere.

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Il danse, charme, expose la perfection de son corps pour le plaisir de toutes et tous, et est entouré de figurantes qui représentent cette Bellezza qui ne saura pas survivre à la confrontation avec le monde réel, c'est-à-dire la conséquence d'un enfermement que le Temps et la Désillusion lui prédisent si elle persévère dans sa fuite vers le plaisir.

Elles apparaissent ainsi comme des zombies collés à leur siège de cinéma, et Warlikowski, à la fin de la première partie, introduit une judicieuse référence cinématographique à travers un extrait de 'Ghost dance' de Ken McMullen.

Il trionfo del tempo e del disinganno (Devieilhe-Fagioli-Mingardo-Spyres-Haïm-Warlikowski) Aix

Cet extrait confronte le philosophe Jacques Derrida - Juif sépharade algérien déchu de sa citoyenneté française par le gouvernement de Vichy -, duquel le metteur en scène polonais se sent inévitablement proche, à l'actrice française Pascale Ogier qui succombera d'une overdose à l'âge de 25 ans.

Sur le thème des fantômes avec lesquels nous vivons et que nous croyons voir chez les autres, la conversation prend une tournure absurde sur notre perception de la réalité et de la vérité, et donne surtout une clé pour comprendre les symboles de la mise en scène. 

Elle permet également de prendre de la hauteur et un peu de légèreté par rapport à la lourdeur des enjeux de la pièce.

Sara Mingardo (Disinganno)

Sara Mingardo (Disinganno)

Sabine Devieilhe, que nous connaissons depuis quelques années sur les scènes françaises, y compris celle de l'Opéra Bastille, prend une nouvelle dimension en abordant un rôle dramatique qui révèle ses facultés d'adaptation à un jeu théâtral viscéral, intériorisé et non conventionnel, tel que Barbara Hannigan ou bien Isabelle Huppert - au théâtre - aiment trouver chez Warlikowski pour les limites qu'il les oblige à dépasser.

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Sabine Devieilhe (Bellezza)

Non seulement elle pousse la vérité du jeu jusqu'à une bouleversante scène finale qu'elle chante tout en agonisant - Bellezza choisit le suicide par refus du temps et de la vérité -, mais elle révèle sur le strict plan vocal une variété de sentiments et d'émotions qui se traduisent par une variété de techniques qui, parfois, font entendre une jeune fille fragile, ou bien, à d'autres moments, ajoutent de la maturité et renforcent des couleurs dont elle fait émerger des intonations déclamées sensiblement humaines, et qui lui permettent même de faire jaillir des coloratures naturelles qui ornent d'une étourdissante fraîcheur ses airs les plus virtuoses.

Franco Fagioli (Piacere)

Franco Fagioli (Piacere)

Franco Fagioli, en Piacere, paraît tout aussi emporté par un art de la vocalise endiablé, exclamations rauques, tendresse suave, excellent acteur, lui aussi, jouant un amoureux éperdu avec une présence trouble - ses visages sont multiples dans cette mise en scène - en très grand lien avec celle de Sabine Devieilhe.

Sara Mingardo et Michael Spyres sont par ailleurs éblouissants, eux aussi.

Timbre somptueusement noir, chant et diction soignés avec une gravité qui appuie l'emprise du personnage de la Vérité sur Bellezza, la contralto italienne s'attache, par des jeux de regards, à préserver une humanité derrière le rôle bien réglé qu'elle semble jouer.

Sara Mingardo, Emmanuelle Haïm, Sabine Devieilhe

Sara Mingardo, Emmanuelle Haïm, Sabine Devieilhe

Quant au ténor américain, il est d'une infaillibilité impressionnante, même dans les suraigus qu'il atteint avec une aisance de souffle et de couleurs et quelque chose d'attachant dans le timbre qui, finalement, le font rejoindre ses trois autres partenaires dans ce portrait qui les lie à notre coeur par une cohésion vocale et humaine fascinante à vivre.

Le Concert d'Astrée, sous la direction passionnée d'Emmanuelle Haïm, entraîne cette partition chaleureuse sur des lignes d'une beauté de nuances magnifiquement précautionneuse du rythme des chanteurs.

Krzysztof Warlikowski

Krzysztof Warlikowski

Belle fusion des timbres des instruments, et délicatesse ondoyante irrésistible.

Et le grand joueur de contrebasse, qui dépasse d'une tête le reste des musiciens, donne l'impression d'être le barreur d'une embarcation vouée à un amour sensible pour une musique dont l'harmonie ne reflète pourtant pas la sévérité du propos.

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Publié le 5 Avril 2016

La Juive (Jacques Fromental Halévy)
Représentation du 03 avril 2016
Opéra National de Lyon

Eléazar Nikolai Schukoff
Rachel Rachel Harnisch
Princesse Eudoxie Sabina Puértolas
Leopold Enea Scala
Cardinal Brogni Roberto Scandiuzzi
Ruggiero Vincent Le Texier
Albert Charles Rice

Direction musicale Daniele Rustioni
Mise en scène Olivier Py
Décor et costumes Pierre-André Weitz

Nouvelle coproduction avec l’Opera Australia, Sydney        Rachel Harnisch (Rachel)

A la veille de la Seconde guerre mondiale, tout un pan du grand répertoire romantique disparut de la scène du Palais Garnier. Lourds à monter, requérants une effectif orchestral important, les ouvrages d’Halevy, Meyerbeer, Reyer et même le Guillaume Tell de Rossini furent remplacés progressivement par les drames de Puccini, Verdi et Mozart.

Wagner résista un peu plus, et le compositeur allemand reste encore aujourd’hui l’un des cinq compositeurs les plus joués dans le monde.

Mais au cours de notre dernière décennie, le genre du Grand Opéra Français est de retour sur les scènes lyriques, à la faveur de metteurs en scène contemporains qui y trouvent des thèmes sensibles sur l’intolérance religieuse, et sur la violence qui en découle à l’égard de celles et ceux qui ne partagent pas les mêmes croyances.

La Juive (Schukoff-Harnisch-Puertolas-Scala-Rustioni-Py) Lyon

Et nous ressentons tous les jours cette intolérance, d’autant plus que dans nos sociétés occidentales elle n’est pas totalement assumée et œuvre à façonner son environnement sous la forme d’une force souterraine qui tente de reconstituer un bloc excluant.

La Juive est réapparue sur la scène de l’Opéra National de Paris en 2007, après 73 ans d’absence, dans une production de Pierre Audi, puis à l’Opéra des Flandres dans une production de Peter Konwitschny. Elle poursuit dorénavant sa renaissance avec de nouvelles productions à Lyon, Munich et Strasbourg.

En confiant sa mise en scène à Olivier Py, catholique revendiqué, l’Opéra de Lyon lui permet à nouveau de mettre le fanatisme religieux au centre de sa réflexion, après le succès de sa production des Huguenots en 2011 au Théâtre Royal de la Monnaie.

Rachel Harnisch (Rachel) et Enea Scala (Leopold)

Rachel Harnisch (Rachel) et Enea Scala (Leopold)

Et quand on connait la matière théâtrale qu’il aime utiliser, on comprend immédiatement, à la vision de cette forêt calcinée qui constitue le fond de scène permanent, qu’un destin apocalyptique pèse sur les scènes qui vont suivre.

Le décor monumental repose sur un grand escalier semblable à celui des Huguenots, et permet d’occuper l'entière verticalité du cadre de scène pour présenter les nombreux figurants de l’ouvrage, mais également pour projeter et isoler du monde les scènes intimes entre père et fille ou entre amants.

La tonalité noir-gris omniprésente accentue le sentiment sinistre prémonitoire, et, à travers plusieurs symboles, Olivier Py évoque autant la force de la foi spirituelle et intellectuelle juive - une splendide étoile de David fait face à la salle, une bibliothèque en fausse perspective s’évade vers l’infini -, que les évènements violents dont elle a été victime au XXème siècle, autodafés de 1933, fusillades et noyades dans le Danube une fois hommes et femmes déchaussés.

La Juive (Schukoff-Harnisch-Puertolas-Scala-Rustioni-Py) Lyon

La population catholique extrémiste, elle, est montrée avec ses travers contemporains – défilés de pancartes anti-étrangers revendicatrices d’une France catholique – et non plus avec la lourdeur des fastes et les ors qui l’opposaient aux protestants dans les Huguenots.

Eudoxie devient alors une femme assumant sa séduction et ses désirs, puissance du corps que sa religion n’a jamais occulté, ne serait-ce que dans les Arts.

Dans ce jeu théâtral d’une très grande force esthétique où les tableaux s’enchaînent harmonieusement, les chanteurs trouvent un espace qui leur permet de caractériser leurs personnages tout en mettant bien en valeur leurs voix.

Nikolai Schukoff est le premier à en tirer bénéfice, car cette production de La Juive révèle à quel point Eléazar est un rôle intégrant pour lui. Sa voix est d’une parfaite homogénéité depuis les graves grisonnants aux aigus qu’il prend plaisir à amplifier vers le public, avec une forme de rayonnement affectif qui préserve l’humanité de son chant.

Nikolai Schukoff (Eléazar)

Nikolai Schukoff (Eléazar)

Il y a de l’impulsivité en lui et une forme de sincérité directe qui ne peuvent que toucher chacun d’entre nous. Et la personnalité qu’il développe se trouve à mi-chemin entre père protecteur et amant bouleversé, ce qui rend très ambigu son positionnement par rapport à Leopold, le jeune amoureux de Rachel.

Enea Scala, annoncé souffrant pour la dernière représentation de ce dimanche, n’en profite pas moins pour montrer la vaillance de ses moyens, remporter le défi des aigus les plus viscéraux, et faire entendre que le répertoire rossinien coule naturellement dans ses veines. Un jeune amoureux enflammé et idéaliste qui ne met aucune limite à l’expression de ses sentiments.

Sabina Puertolas (Eudoxie)

Sabina Puertolas (Eudoxie)

Au côté de ces deux hommes, Rachel Harnisch (Rachel) et Sabina Puértolas (Eudoxie) incarnent deux femmes aux tempéraments totalement contraires.

La soprano suisse soigne l’intelligibilité de son chant, en colore les lignes dans une constante clarté, tout en laissant ressortir une sensibilité atteinte. La soprano espagnole, elle, joue de son abattage naturel pour se libérer sans complexe de ses envies de feux d’artifices vocaux, dont les sonorités de timbre parfois acides traduisent les tendances sulfureuses et manigancières du personnage qu’elle interprète avec joie.  Elle joue de ses effets scandaleux, et le public adore cela.

Et au rôle de Ruggiero, le salaud indéfendable, Vincent Le Texier prête sa gueule de faux-méchant et son timbre obscurément diffus pour le damner définitivement.

Roberto Scandiuzzi, en Cardinal Brogni, est bien plus complexe, sonore et bonhomme, magnanime même, ce qui atténue la dimension autoritaire qui aurait pu donner plus d’effet dans la célèbre scène où il jette l’anathème à Eléazar, Rachel et Léopold.

Nikolai Schukoff (Eléazar) , Rachel Harnisch (Rachel) et Vincent Le Tézier (Ruggiero)

Nikolai Schukoff (Eléazar) , Rachel Harnisch (Rachel) et Vincent Le Tézier (Ruggiero)

Mais il n’y a pas que la structure scénique pour porter cette équipe de solistes fortement soudée. Daniele Rustioni fait délicatement ressortir de magnifiques tissures orchestrales, des atmosphères de cordes immatérielles, un sens de la poétique très liée à la fragilité des chanteurs, et les passages grandiloquents sont toujours couverts par une souplesse sonore qui ne se laisse pas déborder par les percussions.

Et comme le chœur de l’Opéra de Lyon est à son meilleur, subtil quand il est en retrait et présent, sans force sur-jouée, quand il s’impose en avant-scène, l’interprétation musicale en devient nimbée d’une grâce pacifiante, malgré le drame de l'ultime scène glaçante.

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Publié le 25 Janvier 2016

Lady Macbeth de Mzensk (Dimitri Chostakovitch)
Représentation du 23 janvier 2016
Opéra National de Lyon

Katerina Ismaïlova Ausrine Stundyte
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Vladimir Ognovenko
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov Peter Hoare
Sergueï John Daszak
Le Pope / Un Vieux bagnard Gennady Bezzubenkov
Le Chef de la police Almas Svilpa
Le Balourd miteux, un ouvrier dépravé Jeff Martin
Sonietka Michaela Selinger
Aksinya Clare Presland

Direction musicale Kazushi Ono
Mise en scène et décors Dmitri Tcherniakov (2008)
Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Lyon

Production Deutsche Oper am Rhein et coproduction English National Opera

 

John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)

 

Avant la version jouée en avril 2019 à l'Opéra Bastille, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et avec Ausrine Stundyte,  Lady Macbeth de Mzensk a connu récemment d'autres mises en scène marquantes.

On pense, bien sûr, à la version spectaculaire de Martin Kusej créée à Amsterdam et reprise par la machinerie fantastique de l’Opéra Bastille en 2009, mais également à la version de l’Opéra des Flandres montée par Calixto Bieito en 2014, critique politique forte de la Russie de Vladimir Poutine.

La version scénique qu’accueille, ce soir, l’Opéra de Lyon provient de la région de la Ruhr où elle fut imaginée par Dmitri Tcherniakov en 2008 pour la compagnie Deutsche Oper am Rhein.

Et depuis le soutien que lui a apporté Gerard Mortier, le directeur de l’Opéra National de Paris de 2004 à 2009, le régisseur russe s’est forgé une solide renommée internationale qui lui a inévitablement valu nombres de détracteurs, ce qui est la marque des talents qui dérangent.

John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)

John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)

C’est cependant la première fois qu’il est invité par un théâtre lyrique de Province, et pas n’importe lequel, puisque son directeur, Serge Dorny, est un fidèle de l’esprit de Gerard Mortier.

Quand le rideau se lève sur un décor qui reconstitue un espace de bureaux et de lieux de passages d’un atelier de production, le spectateur se trouve immédiatement renvoyé dans le monde du travail contemporain, sa pression conformiste, et ses diverses classes d’acteurs (employés, secrétaires, ouvriers, contremaîtres et patrons).

En marge de cet espace ouvert, une impressionnante pièce sans fenêtre et aux murs recouverts de tapis rougeoyants d’inspiration perse abrite Katerina Ismaïlova.

Son raffinement hérité de la culture russe traditionnelle entre donc en opposition avec un univers dépouillé de sa personnalité, où l’indifférencié et la superficialité prédominent.

John Daszak (Sergueï) et Vladimir Ognovenko (Boris)

John Daszak (Sergueï) et Vladimir Ognovenko (Boris)

Et lorsque l’on l’écoute chanter son ennui, on peut même entendre la première scène comme une voix qui exprime ce que ressentent, sur scène, les femmes employées dans leur travail, c'est-à-dire un besoin de sortir de leur quotidien répétitif et sans âme.

On est donc instinctivement pris de sympathie pour cette femme qui représente une forme de résistance culturelle à un monde productiviste qui détruit les valeurs mémorielles.

Tcherniakov utilise, par ailleurs, plusieurs interludes orchestraux pour montrer la délicatesse cérémonielle de l’héroïne, sublimée par les accords mystérieux et vénéneux de la musique.

Les images sont belles et sensuelles, et atteignent un paroxysme fascinant au moment où la Lady prend soin des blessures de son amant.

Ausrine Stundyte (Katerina)

Ausrine Stundyte (Katerina)

En revanche, en homme pudique, il tourne en dérision les multiples élans sexuels qui jalonnent cette histoire, et ne les montre que lorsque cela est inévitable.

Son travail se veut d’abord le récit de l’ascension d’un couple qui arrive à tromper le monde de la haute société – la scène de mariage réunit une haute bourgeoisie obséquieuse face au pouvoir -, qu’un seul clochard et quelques policiers hargneux de leur condition réussiront à faire chuter. Il raconte l’arrivisme de Sergueï mais ne se focalise pas sur le détraquement de la société russe.

Et Katerina Ismaïlova inspire en permanence une froideur hautaine et maléfique, longue chevelure noire féminine et animale. Elle tue, et sa culture ne l'en empêche pas.

Mais la dernière scène de la prison puise sa force dans son propre confinement et son aspect sordide – petit cube éclairé faiblement au milieu d’un espace totalement noir –, dont chacun peut imaginer ce qu’il y ressentirait s'il devait y séjourner.

John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)

John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)

Le chœur est invisible, l’insupportable réside dans la promiscuité des trois protagonistes principaux, elle, Sergueï et Sonietka, et Tcherniakov réussit cependant à donner une valeur esthétique à cette scène qui s’achève sous les coups acharnés et sans pitié des policiers sur le corps de Katerina.

Dans la fosse, les musiciens de l'orchestre de l’Opéra de Lyon et Kazushi Ono unifient cet ensemble par une lecture aux traits clairement dessinés, des couleurs d’argent et une finesse de tissu resplendissants, et une noirceur grinçante suggérée autant par les cordes sombres que par les cuivres ronflants. 

Les scènes intimes sont merveilleusement poétiques, le souffle vital d’une souplesse constante, seul le volcanisme inhérent à certains passages est trop contrôlé, comme pour préserver l'auditeur d'amples sensations de saturation.

Ausrine Stundyte (Katerina)

Ausrine Stundyte (Katerina)

Le public lyonnais découvre également Ausrine Stundyte, soprano sombre proche du mezzo-soprano. Si l'on compare son jeu à ce qu’elle avait fait à Gand et Anvers en 2014 sous la direction de Calixto Bieito, on peut dire qu’elle est scéniquement sous employée.

Car c’est une actrice athlétique et féline qui n’a pas froid aux yeux. Mais la noirceur distanciée que lui fait jouer Tcherniakov lui convient parfaitement.

Ses aigus sont certes instables et perdent en couleurs, mais ont toujours un timbre qui la caractérise très nettement. Sa beauté physique s’harmonise naturellement avec un médium d’ébène bien en chair et séduisant.

Ausrine Stundyte (Katerina)

Ausrine Stundyte (Katerina)

Son partenaire, John Daszak, est un Serguëi à l’impact vocal impressionnant et d’une grande clarté.

La voix bouge parfois, mais on ne peut y entendre qu’un effet naturaliste qui crédibilise encore plus son personnage brut et déterminé.

L’acteur est de plus sans limite, et ridiculise de fait le rôle du mari que Peter Hoare sert d’une douceur veule totalement appropriée.

Un peu engorgé, Vladimir Ognovenko n’en est pas moins un Boris violent et sarcastique tendu d’accents slaves.

Tous les rôles secondaires se fondent dans cet ensemble quasi vériste au caractère bien marqué, et le chœur, très bien mis en valeur dans la scène de mariage, est à l’unisson de l'hédonisme orchestral dominant.

 

Vidéo accessible en replay sur CultureBox jusqu'au 05 août 2016.

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Publié le 7 Novembre 2015

Waltraud Meier - Wagner, Mahler : de la partition à l’incarnation

Master class du 05 novembre 2015
Abbaye de Royaumont

Waltraud Meier soprano
Vincent Huguet metteur en scène
Alphonse Cemin chef de chant

et les stagiaires :

Marc Haffner, Daniel Philipp Witte ténors
Julie Robard-Gendre, Marion Gomar mezzos-sopranos
Soumaya Hallak, Axelle Fanyo sopranos
Benjamin Mayenobe baryton
Douglas Henderson basse                                               Waltraud Meier
Tanguy de Williencourt, Sarah Ristorcelli piano

Pendant toute une semaine, l’Abbaye de Royaumont, un ancien monastère cistercien construit sous Saint-Louis, accueille la plus grande chanteuse wagnérienne des vingt dernières années, Waltraud Meier.

Accompagnée par Vincent Huguet - qui assista Patrice Chéreau sur Elektra de Strauss en 2013 -, elle offre la chance à dix chanteurs de travailler les cinq rôles principaux de Tannhaüser, Tannhäuser, Elizabeth, Venus, Wolfram, le Landgrave Herman.
Parmi ces chanteurs, on retrouve Marc Haffner, qui avait interprété Siegmund dans le Ring Saga qui avait été donné à la Cité de la Musique en 2011.

Waltraud Meier

Waltraud Meier

Avant d’entrer dans le cloitre, la traversée des jardins mène sur la vision gothique et chargée d’imaginaire médiéval des ruines de l’église abbatiale, puis, après avoir gravi les étages de l’hôtellerie, nous arrivons dans une grande pièce sous les toits, où les élèves, assis en demi-cercle comme les chevaliers autour de la table ronde, rendent un premier hommage à Waltraud Meier par cette simple disposition.

Face à eux, une centaine de spectateurs venus de toute la région parisienne n’attendent que le début de la leçon.

Edouard Fouré Caul-Futy, jeune présentateur, commence par rappeler, dans un hommage dit avec une très belle empathie et un ton très agréable à écouter, le parcours de la soprano allemande, et notamment son lien avec le metteur en scène Patrice Chéreau.

Waltraud Meier, telle une institutrice devant ses enfants, engage alors un échange avec le public afin de lui donner quelques rudiments de sa vision de l’incarnation. Le chant ne suffit pas, et ne peut rien exprimer s’il n’est pas vécu de l’intérieur.

Ruines de l’église abbatiale de Royaumont

Ruines de l’église abbatiale de Royaumont

Elle insiste donc sur la responsabilité que prend le chanteur en engageant pour un rôle - sur lequel il a préalablement réfléchi aux motivations et à la direction dans la vie – ses propres souvenirs émotionnels et  personnels qu’il va instrumentaliser pour vivre son personnage.

Elle démontre inconsciemment que l’opéra n’est pas la vie, puisque les émotions en jeu appartiennent à un passé qui est en fait déjà mort. Et pour l'auditeur, l'opéra est l'occasion de vivre ainsi des émotions qu'il ne vivra pas forcément dans sa vie réelle.

Elle pose ensuite la question du corps, de la capacité de chacun à l’utiliser et à savoir quoi en faire.
A travers un petit jeu avec le public, elle tente de lui faire prendre conscience de la difficulté à coordonner à la fois le chant et le geste.

Waltraud Meier

Waltraud Meier

Puis, elle se met à l’écart, sur une chaise simplement posée à gauche du public, pour assister à un extrait du deuxième acte de Tannhaüser, la scène du concours de chant qui dure jusqu’au chant de louange à Vénus qui va scandaliser l’assistance de la Wartburg.

Le travail des chanteurs est évident, pas uniquement vocalement, mais par la crédibilité des émotions qu’ils mettent en jeu. Daniel Philipp Witte, chanteur blond et bonhomme, a quelque chose dans la clarté franche du timbre qui rappelle Christopher Ventris, Marc Haffner, en Walther, joue le scandale avec une teinte de sympathie, Benjamin Mayenobe livre un Wolfram au souffle très bien canalisé, et Soumaya Hallak, en Elisabeth, fait ressentir ce conflit intérieur qu’engendrent les propos d’un homme qu’elle estime profondément.

Daniel Philipp Witte et Marc Haffner

Daniel Philipp Witte et Marc Haffner

Quant au timbre du jeune Douglas Henderson, qui chantait dans les jardins extérieurs, seul avant la classe, la gravité souple qu’il impose avec panache exprime un certain plaisir d’être.

Et pendant tout ce spectacle accompagné au piano et par Alphonse Cemin, le directeur de chant, Waltraud Meier est restée assise dans son coin à vivre aussi intensément cette scène avec les jeunes chanteurs comme le faisait Patrice Chéreau avec elle même.

Le metteur en scène avec lequel elle a longtemps travaillé lui manque énormément, et c’est ce que l’on aura ressenti le plus ce soir.
A la fin du spectacle, elle se lève simplement pour dire que c’est fini, et en remercie tout le monde y compris, bien entendu, le public.

Il n’est pas possible de rendre totalement la lumière incroyable dans son regard brillant d’émeraude au cours d'un bref échange de quelques mots personnels tenu avec elle sur sa carrière.

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Publié le 1 Novembre 2015

Pénélope (Gabriel Fauré)
Livret de René Fauchoix
Représentation du 31 octobre 2015
Opéra national du Rhin (Strasbourg)

Pénélope Anna Caterina Antonacci
Ulysse Marc Laho
Euryclée Elodie Méchain
Cléone Sarah Laulan
Mélantho Kristina Bitenc
Phylo Rocio Perez
Lydie Francesca Sorteni
Alkandre Lamia Beuque
Eumée Jean-Philippe Lafont
Eurymaque Edwin Crossley-Mercer
Antinoüs Martial Defontaine
Léodès Mark Van Arsdale
Ctésippe Arnaud Richard
Pisandre Camille Tresmontant
Eurynome Aline Gozlan                      
Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Marc Laho (Ulysse)

Direction musicale Patrick Davin

Mise en scène Olivier Py
Décors et costumes Pierre-André Weitz
Lumières Bertrand Killy

Chœurs de l’Opéra national du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse

Achevée en 1913, la musique de Pénélope reflète les courants mélodiques et symphoniques qui découlent des nouvelles lignes musicales que des compositeurs français et européens mirent au monde dans le prolongement de l'art orchestral wagnérien.

Ainsi, à son écoute, l'univers de Claude Debussy et de Paul Dukas n'est jamais loin, ni celui d'Ernest Bloch ou de Georges Enescu. Le temps semble être un large fleuve profond et vivant auquel la douceur de la langue française se mélange pour lui donner un sens avant tout poétique.

La force des mots vaut ainsi plus pour leur forme musicale que pour leur seul sens philosophique.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Et à un âge où le temps se savoure dans une lente quiétude, Gabriel Fauré a choisi de donner vie à un personnage antique pris dans l'humeur obsédante d'une attente sombre et patiente, l'épouse d'Ulysse, héros parti en guerre contre Troie depuis vingt ans.

Son opéra se déroule en trois actes et présente deux groupes d'hommes et de femmes faits pour s'attirer, les servantes et les prétendants au trône d'Ithaque. Pénélope apparaît comme un caractère digne et fascinant qui déclame tout au long de la pièce ses brisures de l'âme, mais également sa volonté de ne pas céder à la pression de son entourage. L'arrivée d'Ulysse, déguisé en mendiant, donne lieu à une première rencontre avec sa femme qui évoque beaucoup la rencontre d'Elektra et d' Oreste (Elektra - Richard Strauss) avant que celle-ci ne le reconnaisse.

Puis, le conseil d'Eumée de mettre à l'épreuve les prétendants de Pénélope en les confrontant à l'arc d'Ulysse précipite les préparatifs vengeurs de ce dernier. Le troisième acte se déroule finalement au palais où sa victoire déclenche le massacre de tous ses ennemis.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Télémaque

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Télémaque

Afin de restituer l'atmosphère et l'humeur noire et trouble du drame, l'Orchestre symphonique de Mulhouse disposé dans les moindres interstices de la fosse devient un coloriste au charme suranné dont la rusticité perceptible du corps boisé est d'une présence charnelle forte. Patrick Davin l'assouplit tout en lui laissant un caractère massif mais clair où les cuivres ont un éclat légèrement dissout qui se fond dans une teinte d'ensemble sombre et volubile.

Il y règne une effervescence traversée de traits de clarinettes, de flûtes et de piccolo stimulants pour l'oreille, tandis que les musiciens en tension drainent les enchevêtrements de lignes en prenant soin de leur plasticité.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Les chanteurs, eux, ne sont pas effacés pour autant par ce flot sonore, et la taille modeste de la salle leur permet de bien se mettre en valeur, à commencer par les rôles secondaires. Cléone sensuelle et un peu sauvage de Sarah Laulan, innocence heureuse de Kristina Bitenc, en Melantho, homogénéité directive du timbre d'Edwin Crossley-Mercer qui dessine un Eurymaque violent mais droit comme un chevalier, pour ne citer qu'eux, sont chantés dans un français galbé et précis.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Elodie Méchain (Euryclée)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope) et Elodie Méchain (Euryclée)

Se distingue ensuite la présence fière et aisée de Jean-Philippe Lafont, dont l'humanité d'un grain grisonnant et les vibrations envahissantes du timbre transforment Eumèe en une sorte d'invité de luxe profondément charismatique. L'Euryclée d'Elodie Méchain vibre de déplorations, et son chant exprime la fatalité abattue d'une mère impuissante et triste.

Jean-Philippe Lafont (Eumée)

Jean-Philippe Lafont (Eumée)

Quant aux deux rôles principaux, ils requièrent une grande soprano dramatique et un ténor héroïque, comme les conventions veulent bien nous le laisser imaginer.

Anna Caterina Antonacci, qui connait le rôle de Pénélope pour l'avoir chanté en version de concert au Théâtre des Champs-Elysées au côté de Roberto Alagna, est l’éclatante tragédienne hallucinée à la diction fascinante d'expressions que l'on connait bien. On ne peut alors s'empêcher de penser à l'étrange correspondance entre le rôle de Cassandre pleurant la perte d'Hector - qu'elle interprétait en 2003 au Théâtre du Châtelet dans 'Les Troyens' d'Hector Berlioz-, et celui d’une grecque qui attend le retour d'Ulysse.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Les sombres prémonitions du dernier acte de 'Pénélope' rejoignent celles de la prêtresse de Troie, et ces deux rôles apparaissent inévitablement liés au destin théâtral d'Anna Caterina Antonacci. Même tenue aristocratique, même souffrance du regard au-delà de l'émotionnel humain, une personnalité qui ne souhaite pas être heureuse malgré l’absence ou la perte.

Les lentes torsions du buste expriment cette peine indicible, les aigus vacillent mais la richesse de couleurs est toujours saisissante.

Marc Laho (Ulysse)

Marc Laho (Ulysse)

Et du regard désespéré, Marc Laho incarne un Ulysse sensible dont la douceur du style s’accorde moins avec l’image forte et solide du voyageur errant qu’avec l’univers poétique imaginé par Olivier Py. Ce ténor lunaire a en effet le charme d’un Pierrot dénué de la haine vengeresse de Paillasse, et l’âme dépressive en devient palpable.

Car Olivier Py a mis dans ce spectacle tout son sens poétique au service d’une langue qu’il affectionne pour la musicalité du verbe. Ce temps sans fin dans lequel bouclent les pensées de Pénélope et coule constamment la musique des sentiments est figuré par une structure circulaire plus large que le front de scène, qui pivote au fil du drame, alors qu’une autre structure plus réduite tourne également en son centre.

Pantomime de l'Odyssée

Pantomime de l'Odyssée

Le décor gris anthracite construit sur deux étages devient ainsi multiforme, et l’on passe de la chambre de Pénélope aux appartements des prétendants, puis aux écuries du Palais, et enfin aux falaises du bord de mer dans un continuum lent et changeant.

Le tout, monté sur un sol inondé d’eau, renvoie à un monde liquide qui pourrait tout aussi bien être celui de Pelléas et Mélisande, en tout cas le monde marin de Claude Debussy.

Les éclairages de Bertrand Killy font naitre des horizons apocalyptiques, les reflets aquatiques chancellent sur le plafond de la salle, et les ombres du décor suggèrent les angoisses du vide.

Pantomime du chant des sirènes

Pantomime du chant des sirènes

Mais au-delà de ce concept visuel prégnant, le metteur en scène ne se limite pas à ce qui est dit par le livret, et comble les lacunes devant l’Odyssée d’Homère. Télémaque surgit sous l’apparence d’un jeune homme muet, et Olivier Py lui fait vivre tous les sentiments d’affection envers le corps de Laerte, mort, envers sa mère puis son père, à son retour, et c’est donc le drame d’un fils préparant sa vengeance qui est aussi raconté.
C’est en effet lui qui triomphe ensanglanté après le massacre des prétendants.

Télémaque et Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque)

Télémaque et Edwin Crossley-Mercer (Eurymaque)

Et que d’images simples et poétiques, les reflets bleutés sur le grand voile blanc que Pénélope ne veut pas achever, les symboles de papier que découpe Télémaque pour illustrer le texte, et surtout la narration de l’Odyssée qui est présentée sous forme d’une pièce de théâtre antique au centre de la scène, et qui finit par la victoire éclatante d’Athéna surplombant l’Acropole d’Athènes.

Il y a donc dans ce spectacle une rencontre et une synthèse fabuleuses entre la culture classique et la musique française du XXème siècle chères au metteur en scène, rejoint par le goût naturel d’Anna Caterina Antonacci pour la tragédie grecque et la diction impeccable du texte français.

On rêverait de les revoir tous les deux dans une nouvelle production des Troyens.

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Anna Caterina Antonacci (Pénélope)

Dans les années qui viennent, Olivier Py se verrait bien poursuivre avec l’Œdipe de Georges Enescu, Pelléas et Mélisande – qu’il a déjà filmé -, ouvrages qu’il serait effectivement capable de relier par des univers qui se parlent et se répondent à travers une esthétique unifiante.

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Publié le 15 Octobre 2015

Le Roi Lear (William Shakespeare)
Représentation du 14 octobre 2015

Théâtre des Gémeaux (Sceaux)

Le Fou Jean-Damien Barbin
Cornouailles Moustafa Benaïbout
Edmond Nazim Boudjenah
Goneril Amira Casar
Régane Céline Chéenne
Kent Eddie Chignara
Edgar Matthieu Dessertine
Bourgogne Emilien Diard-Detoeuf
Lear Philippe Girard
France Damien Lehman
Ecosse Thomas Pouget
Cordelia Laura Ruiz Tamayo
Gloucester Jean-Marie Winling

Mise en scène Olivier Py                                          Philippe Girard (Lear)
Création Festival d’Avignon 2015

Coproduction - France Télévisions  - National Theater & Concert Hall, Taipei - Célestins, Théâtre de Lyon - anthéa, Antipolis Théâtre d’Antibes - La Criée, Théâtre national de Marseille

Fortement critiquée lors de sa création au Festival d’Avignon, la nouvelle mise en scène du Roi Lear reprise aux Gémeaux ne souffre certainement pas de la vitalité ou de la poésie paillarde que l’on connait parfaitement bien de la part d’Olivier Py.

Il y a cependant plus matière à trouver une connivence avec les personnages d’Edgar et d’Edmond, du Fou et de Kent, qu’avec Goneril et Régane, caricaturalement décervelées, de Cordelia, muette, et même du Roi Lear qui n’est dépeint que sous l’emprise d’une folie qui l’entraîne vers le rien.

Nazim Boudjenah (Edmond)

Nazim Boudjenah (Edmond)

Car Olivier Py décrypte très rapidement que la profondeur des sentiments d’amour que recherche le Roi est vaine et guignolesque. Son spectacle ne s’attache pas véritablement à poser ces questions affectives, et prend plutôt la forme d’une course vers un néant apocalyptique qui se veut un écho au nihilisme d’un temps qui est désormais le nôtre.

La bataille finale, sur une Lande boueuse où s’entretuent, dans un vacarme d’effets sonores, tous les figurants soutenus par l’appui d’hommes cagoulés avec, en arrière plan, un amoncellement de squelettes, ne laisse aucun doute sur la dimension politique que le directeur souhaite mettre en exergue. Les derniers mots seront dédiés au poète et à la place qu’il lui reste dans le monde d’aujourd’hui.

Céline Chéenne (Régane), Eddie Chignara (Kent) et Moustafa Benaïbout (Cornouailles)

Céline Chéenne (Régane), Eddie Chignara (Kent) et Moustafa Benaïbout (Cornouailles)

La réécriture du texte bénéficie en premier lieu au Fou, joué par un merveilleux Jean-Damien Barbin, le cœur sur la main, qui observe les mirages des personnalités - il livre, notamment, une amusante réflexion sur ces enfants qui sont si mignons avec leurs parents quand ils savent qu'ils ont du pognon - et les commente avec la sagesse et la lucidité qui s'opposent ainsi à la folie démesurée du Roi.

Philippe Girard est toujours aussi plaintif, il détimbre à plusieurs reprises sa voix dans les premières scènes, et se complet beaucoup dans le misérabilisme. Sa mise à nue, réelle, est courageuse et impressionnante, et il ne nous touche qu’à l’apparition finale de Cordelia, qui évoque la pureté d'un Cygne blessé.

Et comme Olivier Py s'entoure toujours de quelques beaux garçons dont il joue de leur fascination physique, on atteint inévitablement un état d’admiration devant l’Edmond écorché vif de Nazim Boudjenah, moulé dans une combinaison de motard qui en souligne la force virile, libre et solitaire. Il est un homme en manque d’amour paternel et qui en souffre.

Eddie Chignara (Kent), Philippe Girard (Lear) et Matthieu Dessertine (Edgar)

Eddie Chignara (Kent), Philippe Girard (Lear) et Matthieu Dessertine (Edgar)

Mais après une première apparition conventionnelle en costume de ville, Matthieu Dessertine, le beau gosse fétiche du metteur en scène, revient sous les traits d’Edgar transformé en mendiant totalement dévêtu, avec comme seul cache sexe une couverture de survie dorée et argentée. Et là, face à ces fesses à croquer – à tous les sens du terme - et à ce corps parfait et splendide qui se bouge avec une aisance crâneuse, il lui suffit de déclamer ce qu'il lui passe par la tête pour que nous en soyons conquis sans réserve. Rien que pour ses yeux, mais pas seulement...

Autre personnage dont le langage est remanié afin de coller à la vulgarité contemporaine, mais sans s'écarter de l'esprit de Shakespeare, Eddie Chignara rend Kent drôle, entier et attachant, car sa violence est celle qui nait d'un trop plein de façade et d’hypocrisie de la part d’une société qui masque ses petits intérêts et ses rêves mesquins sous des apparences de respectabilité.

Céline Chéenne (Régane) et Amira Casar (Goneril)

Céline Chéenne (Régane) et Amira Casar (Goneril)

Quant à Amira Casar et Céline Chéenne, respectivement en Goneril et Régane, leurs délires hystériques débordent d’excès et manquent de nuances pour pétrir de zones d’ombres leurs personnages.

Et comme nous y sommes habitués, les symboles inhérents au metteur en scène, la statue d’une bête – ici un cerf – pour signifier la force sauvage –, le miroir de scène – côté jardin -, les néons en forme de croix, les panneaux et escaliers qui pivotent au rythme des scènes, nous raccrochent à son univers mental, créant ainsi des liens imaginaires avec ses autres mises en scène.

Le spectateur averti trouve ainsi dans le travail d’Olivier Py une énergie vitale spontanée, à défaut d’originalité, qui rend à chaque fois l’expérience précieuse.

 

Spectacle à revoir jusqu'au 08 janvier 2016 sur CultureBox.

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Publié le 29 Avril 2015

Ariane et Barbe-Bleue (Paul Dukas)
Livret de Maurice Maeterlinck
Représentation du 26 avril 2015
Opéra national du Rhin (Strasbourg)

Barbe-Bleue Marc Barrard
Ariane Jeanne-Michèle Charbonnet
La Nourrice Sylvie Brunet-Grupposo
Sélysette Aline Martin
Ygraine Rocio Perez
Mélisande Gaëlle Alix
Bellangère Lamia Beuque
Alladine Délia Sepulcre Nativi
Un vieux paysan Jaroslaw Kitala
Deuxième paysan Peter Kirk
Troisième paysan David Oller

Direction musicale Daniele Callegari
Mise en scène Olivier Py                                            
Sylvie Brunet-Grupposo (La Nourrice)
Chœurs de l’Opéra national du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse

Pour l’ouverture de sa quatrième saison à la direction de l’Opéra national de Paris, au début de l’automne 2007, Gerard Mortier fit découvrir au public de la grande salle Bastille l’unique opéra achevé de Paul Dukas, Ariane et Barbe-Bleue, cent ans après sa création à l’Opéra-Comique.

Dans la salle, un spectateur en particulier fut ébloui tant par la musique que par le livret de Maurice Maeterlinck, Olivier Py.

Olivier Py

Olivier Py

Moins de huit ans plus tard, l’Opéra national du Rhin lui offre naturellement la direction scénique de cette œuvre puissante et rarement jouée, ainsi que le pouvoir d’imaginer une théâtralité qui mette en relief le sens de la poésie des mots.

Et alors que l’on entend en fond sonore le souffle d’un vent lugubre, l’ouverture quelque peu cinématographique, proche en plus feutré de celle qu’écrivit Leos Janacek pour l’Affaire Makropoulos, nous entraine vers deux mondes, l’un souterrain, sur la partie inférieure de la scène, et l’autre, extérieur et fantastique, sur sa partie supérieure.

Dans le sous-sol délabré et faiblement éclairé, Ariane et sa nourrice sont à la recherche des portes du château parmi des décombres désolés, alors qu’en surface, le décor change incessamment en passant d’une forêt d’arbres blancs et fantomatiques à la chambre de Barbe-Bleue, éclairée en contre-jour par un lustre de cristal, pour tendre vers des scènes de plus en plus fantasmagoriques et érotiques.

L’intérieur du château de Barbe-Bleue

L’intérieur du château de Barbe-Bleue

Barbe-Bleue – chanté en quelques répliques par Marc Barrard – prend, par la suite, l’apparence d’un acteur au physique impeccablement sculpté, orné d’une tête de taureau, symbole évident du Minotaure, tapi au centre du labyrinthe intérieur, et de ses propres forces animales.

Ce magnétisme est ce qui a piégé les cinq premières femmes, et la lutte entre le seigneur et Ariane évolue en scène de séduction sexuelle. Mais cela ne change rien à la détermination de la jeune femme.

Olivier Py profite alors d’amples mouvements symphoniques pour représenter nombre de scènes de nus féminins ou masculins, superbement éclairées par des jeux d’ombres et de lumières irréels, une beauté des gestes souple et mystérieusement silencieuse.

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane)

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane)

Son décor réunit en un même monde la forêt extérieure où se sont retranchés les paysans en colère et les méandres glauques, rougeoyants, et violents de l’univers mental de Barbe-Bleue.

A travers les vitres brisées du château, la sensualité panthéiste des prisonnières sublimée par le chœur se mélange à des rites païens. Les danses exposent les corps, et la disposition des femmes, dans la scène finale, autour de Barbe-Bleue, nu, de dos, évoque très fortement les tableaux de Goya El Gran Cabron.- Le Sabbat des sorcières.

Car tout l’enjeu de la mise en scène, fascinante et réussie dans sa démonstration du pouvoir attractif d’un monde sinistre, est de révéler ces forces occultes qui vont étouffer tout désir de liberté et de vérité chez les victimes du monstre.

Combat de Barbe-Bleue et des paysans

Combat de Barbe-Bleue et des paysans

Elle interroge chacun sur sa propre situation face à toutes les libertés de mouvement, de rêve et de penser, et nous renvoie à notre propre constat que l’être humain ne souhaite pas nécessairement accéder, à des degrés divers, à une vie libre et indépendante psychologiquement des désirs d’autrui.

L’esthétique homo-érotique, contenue en partie dans le texte, imprime également des tableaux d’une beauté saisissante – la scène de lutte entre Barbe-Bleue et les paysans dans la clairière de la forêt -, loups et faucons vivants apparaissant même très furtivement pour accentuer le fantastique de la situation.

Il est d’ailleurs jubilatoire d’assister aux libertés signifiantes que prend Olivier Py, alors que la leçon de liberté d’Ariane vire à l’échec complet. La foi est impuissante face à l’obscurantisme choisi.

Ariane et Barbe-Bleue (J.M Chardonnet, S.Brunet, D.Callegari, Olivier Py) Strasbourg

Mais si nous nous laissons aussi facilement prendre par la scénographie, nous le devons à l’immédiateté de ses résonances avec la musique de Dukas. La patine de l’orchestre symphonique de Mulhouse a, certes, une pâte âpre, mais son énergie bouillonnante et flamboyante charrie des flots d’humeurs noires qui relancent le drame avec force, tout en lui donnant une opacité qui rappelle les couleurs qu’avait tiré Marc Minkowski de l’orchestre de La Monnaie, lorsqu’il dirigea le Trouvère de Verdi.

Daniele Callegari peut donc autant lâcher la bride que soigner les traits lumineux et éphémères de la partition, tout en privilégiant le vivant de cette masse orchestrale impressionnante. La qualité des drapés musicaux n’atteint cependant pas l’esthétique très germanique que Sylvain Cambreling avait sculptée précieusement avec les musiciens de l’Opéra national de Paris.

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane) et Marc Barrard (Barbe-Bleue)

Jeanne-Michèle Charbonnet (Ariane) et Marc Barrard (Barbe-Bleue)

Car la musique est aussi considérée comme le souffle qui porte les chanteurs dans leurs élans exaltés. Jeanne-Michèle Charbonnet a ainsi une voix immense pour la salle, et un tempérament presque fanatique qui peut compter sur l’expressivité d’une tessiture grave complexe, et sur la puissance d’un vibrato qui dénature trop ses aigus.
Mais ce personnage d’Ariane lui convient bien, car elle incarne une solidité humaine, malgré les fragilités, et une forme de naïveté qui la rapprochent de l’Élisabeth du Tannhäuser de Wagner.

Olivier Py est, vraisemblablement, autant responsable de cette impression de similitude entre l’œuvre de Dukas et celle du musicien allemand.

Ariane et Barbe-Bleue (J.M Chardonnet, S.Brunet, D.Callegari, Olivier Py) Strasbourg

Seulement, une autre chanteuse éveille notre fibre dramatique, Sylvie Brunet-Grupposo. Depuis quelques années, nous avons l’impression d’assister chez elle à un épanouissement artistique très émouvant, car toutes ses incarnations – Geneviève, Azucena, Gertrude – allient expressivité vocale, unicité d’un timbre parfaitement identifiable, vérité du geste et sensibilité à l’urgence de situation.
La tessiture de sa voix, très homogène, permet pourtant de faire passer des sentiments très humains et très proches, comme peu de mezzo savent les communiquer avec autant de simplicité.

Et c’est parmi les femmes de Barbe-Bleue, Aline Martin, Rocio Perez, Gaëlle Alix, Lamia Beuque et Délia Sepulcre Nativi que l’on entend les éclats les plus purs de la langue française, sans la moindre altération.

Daniele Callegari, Olivier Py et Jeanne-Michèle Charbonnet

Daniele Callegari, Olivier Py et Jeanne-Michèle Charbonnet

Le chœur, lui, disposé dès l’ouverture dans les loges de côté, chante dans la même tonalité mystérieuse et virile de la musique. A son écoute, on pense beaucoup à l’écriture de Benjamin Britten, musicien pourtant postérieur à Paul Dukas.

La saison prochaine, au mois d’octobre, l’Opéra national du Rhin programmera Pénélope de Gabriel Fauré, poème composé six ans après Ariane et Barbe-Bleue. Olivier Py sera à nouveau à la mise en scène, et, à nouveau, on viendra y retrouver un univers intérieur dangereux et fascinant.

 

La dernière représentation sera diffusée en direct sur Culture Box le 6 mai à 20h (lien ci-dessous).

Ariane et Barbe-Bleue (Opéra de Strasbourg) à partir du 06 mai 2015

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Publié le 2 Février 2015

Idomeneo (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 01 février 2015
Opéra de Lille

Idomeneo Kresimir Spicer
Ilia Rosa Feola
Idamante Rachel Frenkel
Elettra Patrizia Ciofi
Arbace Edgaras Montvidas
Le Grand Prêtre Emilio Gonzalez Toro
La Voix de Neptune Bogdan Talos

L’enfant Ethanaël Secq
Danseur Yohann Baran
Un vieil Homme Raymond Bodart

Direction Musicale Emmanuelle Haïm
Le Concert d’Astrée choeur et orchestre
Mise en scène Jean-Yves Ruf

                                                                                         Sacrifice à Neptune


Depuis la fin du mois de janvier de cette année, deux villes françaises montent Idomeneo sur leur propre scène lyrique, suivant deux interprétations radicalement différentes.

Ainsi, après la version sombre et violente de Martin Kusej à l’Opéra National de Lyon, l’Opéra de Lille propose une version naïve et humaniste qui est plus à même de plaire à des spectateurs français. Ici, pas de réflexion sur la remise en question du pouvoir par le peuple, les personnages sont simplement ramenés à la nature essentielle de leurs liens. Et toutes les composantes de cette production sont pensées selon cet angle de vue.

Patrizia Ciofi (Elettra)

Patrizia Ciofi (Elettra)

Emmanuelle Haïm, en premier lieu, s’évertue à obtenir un rendu orchestral caressant, fait des textures ocre et boisées du Concert d’Astrée. Les cordes prédominent dans une tonalité continue et un peu austère, apparaissant comme le prolongement d’un univers baroque, plutôt que des conceptions dramatiques de la musique de Gluck. L’ouverture est d’une pompe majestueuse qui se révèle finalement trompeuse, car on ne retrouve pas cette impression dans la suite de la représentation.

Les voix, sans aucune exception, sont d’un grain homogène et harmonieux, en accord avec l’intériorité solennelle qui se dégage de ce spectacle.

Kresimir Spicer (Idomeneo) et Rosa Feola (Ilia)

Kresimir Spicer (Idomeneo) et Rosa Feola (Ilia)

Timbre quasi-solaire qui alterne atténuations subtiles et exagérations viriles, Kresimir Spicer suit une ligne théâtrale conventionnelle – mais le chanteur est encore jeune -, qui adoucit considérablement la psychologie du roi, et ne permet pas de faire ressentir les tourments d’Idomeneo. L’incarnation est encore trop gentille, mais l’air d’entrée est saisissant de présence.

Rachel Frenkel et Rosa Feola sont, elles, indissociables, car elles forment un couple original, juvénile, qui évolue entre Roméo et Juliette et Tamino et Pamina. La première est très légère, une adolescente, alors que la voix de la seconde est plus riche, une émission stable et digne, et un caractère écorché inhabituel dans ce rôle qui pourrait aussi avoir, à l’instar d’Elena Galistkaya sur la scène de l’Opéra de Lyon,  une véritable dimension tragique.

Sacrifice à Neptune

Sacrifice à Neptune

L’Arbace d’Edgaras Montvidas est impeccable de tenue, presque trop sérieux, nul doute qu’il pourrait traduire avec plus de pathétique son affectation pour le sort d’Idomeneo.

Dans le même esprit, le chœur chante tout en nuances, sans emphase, avec la même chaleur humaine.

Et il y a Patrizia Ciofi. Avec elle, Elettra prend une ampleur humaine hallucinée et miraculeuse. Elle est la seule à savoir entièrement diffracter l’arc des sentiments les plus contradictoires, à puiser en elle pour rendre entièrement un personnage qui sombre progressivement dans la folie, et à émouvoir avec cette voix d’animal blessé. A Lyon, Ilia était une impressionnante Cassandre, à Lille, Elettra est le cœur noir et sincère qui domine sur scène.

Tous ces artistes sont dirigés par Jean-Yves Ruf dans un univers dépouillé et éclairé sur un fond bleu de fosses abyssales, un minimum d’objets, un rideau de fibres qui, comme des barreaux souples et perméables, séparent intérieur et extérieur, et un très bel arbre d’automne aux couleurs de sang, qui sera l’évocation tristanesque des amours d’Ilia et Idamante.

Rachel Frenkel (Idamante) et Rosa Feola (Ilia)

Rachel Frenkel (Idamante) et Rosa Feola (Ilia)

Peu de prises de risques scéniques, donc, mais plusieurs images sacrificielles dont un magnifique jeune homme chorégraphiant les spasmes d’une victime perdant la vie en blanc sous les coulées de sang.

Le public accepte sans réserve la violence des images qui, plus ou moins inconsciemment, renvoient aux souffrances christiques – Arbace finit même par s’entailler, et Idamante porte sur le flanc une blessure rougeoyante –, alors qu’à Lyon, il rejette celles qui, barbares, montrent les conséquences de massacres de masse, bien que le texte les suggère pourtant clairement.

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Publié le 29 Janvier 2015

Idomeneo (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 25 janvier 2015
Opéra National de Lyon

Idomeneo Lothar Odinius
Ilia Elena Galitskaya
Idamante Kate Aldrich
Elektra Ingela Brimberg
Arbace Julien Behr
Le Grand Prêtre Didier Roussel
La Voix de Neptune Lukas Jakobski

Direction Musicale Gérard Korsten
Mise en scène Martin Kusej (2014)

                                                                                                Kate Aldrich (Idamante) et Ingela Brimberg (Elektra)

Coproduction Royal Opera House Londres, Opéra des Flandres

Martin Kusej n’est pas n’importe quel metteur en scène. Sa vision de l’homme est féroce, car il sait que ce sont les épreuves de la vie qui révèlent le véritable visage de celui-ci.

Il est également un homme de théâtre qui traite le chœur comme un personnage à part entière, et le transforme en symbole d’une société dont il observe avec acuité le rapport aux événements, aux superstitions et au pouvoir.

Ainsi, dans sa production de Macbeth pour l’Opéra de Munich, arrive-t-il à montrer comment un peuple aveugle peut encenser ses nouveaux dirigeants, avant d’en devenir ses victimes.

Kate Aldrich (Idamante) et Elena Galitskaya (Ilia)

Kate Aldrich (Idamante) et Elena Galitskaya (Ilia)

Dès l’ouverture d’Idomeneo, dans un climat de tempête et de trombes d’eau, le chœur a de nouveau un rôle majeur. Il est autant le peuple Troyen échoué sur les bords d’un pays étranger, que les forces crétoises fascistes qui le martyrisent. Le monstre issu de la colère de Neptune devient alors le révélateur des peurs collectives.

L’image de ces gens brandissant un requin et agitant des petits poissons à offrir en sacrifice est bon enfant, mais lorsque le drame arrive, ces personnes en apparence inoffensives sont prises de panique et prennent haches et couteaux sans que l’on sache exactement vers qui leur violence va se retourner : le monstre responsable du massacre ? Idamante ? Son père peut-être ? Tout le monde est sur ses gardes.

Lothar Odinius (Idomeneo)

Lothar Odinius (Idomeneo)

La réaction de certains spectateurs face à une immense langue sanglante de vêtements et de chairs en lambeaux est assez étonnante, car Kusej ne fait que montrer ce que dit le texte : « Ah ! regarde ces rues noyées sous le sang ! ». Est-ce une méconnaissance du livret, ou alors un refoulement d’une image qui renvoie aux actes d’horreur qu’ont connu les New-Yorkais ou bien les Parisiens plus récemment ?

Il ressort en tout cas de ce travail le pressentiment que les démocraties peuvent très vite se retourner en dictatures militaires sous l’emprise de religieux dans un monde de plus en plus dangereux. Et, à la toute fin, le règne d’Idamante et Ilia débute mal.

Mais s’il y a bien une ligne directrice et cohérente qui augmente l’importance de certains personnages comme le Grand Prêtre qui apparaît sous la forme d’un rôle muet au premier acte, le metteur en scène délaisse les caractères, rend Idoménée, Elektra et Idamante monolithiques – les scènes de confrontations manquent d’intensité -, et ne réussit qu’à renforcer le rôle d’Ilia. Jamais n’est-elle parue aussi humaine et déterminante.

Elena Galitskaya (Ilia)

Elena Galitskaya (Ilia)

Car Elena Galitskaya est le véritable cœur saignant de la soirée, une voix dramatiquement romantique débordante de grâce mozartienne. Et l’harmonie entre cette délicatesse et la finesse des expressions fragiles tant de son regard que de ses bras si souples est d’une beauté extrêmement touchante.

A contrario, Kate Aldrich, en Idamante, n’utilise pas suffisamment son corps pour exprimer son intériorité, ce qui est dommage, car au cours de la représentation son chant prend une tonalité de plus en plus sombre et sensuelle sans qu’elle n’arrive à se sentir à l’aise avec le travestissement de son personnage. Même sentiment pour Ingela Brimberg dont les moyens impressionnants ne suffisent pas à traduire les failles d’Elektra et lui donner une épaisseur humaine en laquelle l’on puisse se refléter.

Kate Aldrich (Idamante)

Kate Aldrich (Idamante)

Et Lothar Odinius est certes un Idoménée théâtralement crédible, appuyé par une voix présente et lyrique, sans faille, qui ne traduit cependant pas toute la sensibilité musicale que ce rôle peut offrir.

Les chœurs sont très bons, une force vitale déterminée et tragique, et la direction de Gérard Korsten redéploie les lignes mozartiennes pour leur donner une ampleur inhabituelle, séduisante autant que prenante. L’orchestre de l’Opéra de Lyon est entraîné dans un magnifique continuum marin, comme s’il était la mer baignant le drame.

La transparence des sonorités, la grâce avec laquelle les cordes s’effacent en douceur pour laisser les notes scintillantes du clavecin prolonger le mouvement musical, sont impressionnantes de bout en bout, même si l’on a bien conscience que cette noirceur est une beauté en soi qui se détache du pathétisme des caractères humains.

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Publié le 13 Août 2014

Nabucco (Giuseppe Verdi)
Représentation du 11 août 2014
Théâtre antique de Sanxay 

Direction musicale Eric Hull
Orchestre, Chœur et Ballet des Soirées Lyriques de Sanxay

Mise en scène Agostino Taboga
Costumes Shizuko Omachi

Nabucco Albert Gazale
Ismaële Luca Lombardo
Zaccaria Ievgen Orlov
Abigaille Anna Pirozzi
Fenena Elena Cassian
Le grand Prêtre de Baal Nika Guliashvili
Abdallo Xin Wang
Anna Sarah Vaysset

                                                                                                              Albert Gazale (Nabucco)

Pour sa quinzième année des Soirées Lyriques, le Théâtre antique de Sanxay accueille à nouveau le premier grand succès milanais de Verdi, son troisième opéra, qui fera de lui un compositeur très courtisé. Le festival avait déjà monté Nabucco en 2003, peu de temps après ses débuts, avec Michèle Lagrange dans le rôle d'Abigaille.

Cependant, contrairement à la légende qui est régulièrement propagée par les médias, cette partition n’a pas été composée avec des arrières-pensées patriotiques, mais pour son sujet biblique, et elle fut dédiée à la fille de l’archiduc Rainier vice-roi du royaume lombard-vénitien et « protecteur de la Scala », c'est-à-dire l’occupant autrichien.
Le livret se réfère à la prise de Jérusalem par le roi néo-babylonien – et non pas assyrien – Nabuchodonosor, et à la déportation des juifs vers sa capitale.

Nabucco (A.Pirozzi- A.Gazale- I.Orlov- dir E.Hull) Sanxay 2014

La mise en scène confiée à Agostino Taboga comporte tous les traits des productions traditionnelles des années 1980, gestes stéréotypés, mouvements de foule illustratifs, et lourdeurs inutiles dans les modifications du décor de la dernière partie – les colonnes du temple sont travaillées afin de suggérer l’usure du temps, et celui-ci comporte différents niveaux éclairés au fur et à mesure par un nombre croissant de torches élégantes.

Elle révèle néanmoins une originalité saisissante en alliant les babyloniens à des amazones menaçantes, tatouées et armées de lances, alimentant ainsi une imagerie fantasmatique issue de l’heroic fantasy, mais historiquement peu crédible.

Faire ressortir la profondeur d’expression des caractères, malgré le temps nécessairement court, ne semble pas avoir inspiré le directeur, ce qui est un peu dommage.

La distribution réunit un ensemble de chanteurs qui ont tous en commun un timbre harmonieux à l’écoute. Ievgen Orlov incarne ainsi un prêtre encore très jeune pour porter entièrement le poids terrifiant du dieu juif qu’il représente, noirceur et ampleur étant plus impressionnants par la voix de Nika Guliashvili, le grand Prêtre de Baal.

Anna Pirozzi (Abigaille)

Anna Pirozzi (Abigaille)

Albert Gazale, un peu pale avant que la foudre ne lui tombe dessus, fait progressivement ressortir les failles et l’humanité du roi babylonien bien loin de la caricature qu’Anna Pirozzi brosse d’Abigaille.
Cette soprano percutante possède les aigus tranchants et spectaculaires de ce personnage tyrannique, un médium riche et des graves plus mesurés, une dynamique vocale fascinante, mais elle persévère trop dans l’expression d’une méchanceté hystérique, ce que sa coiffure de Méduse ne fait qu’accentuer. Elle conforte ainsi la vision du metteur en scène qui ne voit en cette histoire qu’une opposition manichéenne entre un paganisme sauvage et cruel et une religion monothéiste.

Léger, mais sensible et énergique, Luca Lombardo défend très bien le rôle d’Ismaële, et Elena Cassian se contente de faire entendre son beau timbre chaleureux et sombre. Elle avait cependant semblé plus émouvante en 2003, à moins qu’il n’en reste que des souvenirs idéalisés.

Eric Hull, le chef d'orchestre, et Albert Gazale (Nabucco)

Eric Hull, le chef d'orchestre, et Albert Gazale (Nabucco)

Et s’il y a quelqu’un à qui l’on doit de bien mettre en valeur ces chanteurs, ce n’est pas le directeur scènique, mais le chef d’orchestre, Eric Hull.
Invité pour la première fois aux Soirées Lyriques, ce directeur musical fait des merveilles dès l’ouverture. Le son s’épanouit bien mieux que les années précédentes dans ce théâtre de plein air, la richesse des détails harmoniques surgit d’une belle enveloppe orchestrale qui ne peut que séduire les oreilles musicales les plus fines.

Ce travail tout en délicatesse, qui laisse un peu de côté les fulgurances de la jeunesse verdienne, mais ni son élan, ni sa générosité, est un plaisir qui fait entendre, par exemple, dans la scène intime de Zaccaria avec ses tables, une description torturée des sentiments du prêtre que les inflexions slaves d’Ievgen Orlov ne font que rendre encore plus proches de ceux qu’évoquent Tchaikovsky dans ses opéras.

Nabucco (A.Pirozzi- A.Gazale- I.Orlov- dir E.Hull) Sanxay 2014

C’est d’ailleurs très étonnant d’écouter les commentaires des spectateurs, très sensibles à la qualité des voix et au visuel, mais qui parlent peu de la finesse avec laquelle la musique a été jouée, l’âme véritable de la soirée.

Quant au chœur, très doux car formé d’interprètes français, il ne restitue pas suffisamment le souffle et l’orgueil de la langue italienne. Il manque encore d’unité, de ce quelque chose qui rend son incarnation totalement spirituelle, même si l’achèvement du ‘Va pensiero’ est fort beau.

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