Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Lady Macbeth de Mzensk (Dimitri Chostakovitch)
Représentation du 23 janvier 2016
Opéra National de Lyon
Katerina Ismaïlova Ausrine Stundyte
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Vladimir Ognovenko
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov Peter Hoare
Sergueï John Daszak
Le Pope / Un Vieux bagnard Gennady Bezzubenkov
Le Chef de la police Almas Svilpa
Le Balourd miteux, un ouvrier dépravé Jeff Martin
Sonietka Michaela Selinger
Aksinya Clare Presland
Direction musicale Kazushi Ono
Mise en scène et décors Dmitri Tcherniakov (2008) Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Lyon
Production Deutsche Oper am Rhein et coproduction English National Opera
John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)
Avant la version jouée en avril 2019 à l'Opéra Bastille, dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski et avec Ausrine Stundyte,Lady Macbeth de Mzensk a connu récemment d'autres mises en scène marquantes.
On pense, bien sûr, à la version spectaculaire deMartin Kusej créée à Amsterdam et reprise par la machinerie fantastique de l’Opéra Bastille en 2009, mais également à la version de l’Opéra des Flandres montée par Calixto Bieito en 2014, critique politique forte de la Russie de Vladimir Poutine.
La version scénique qu’accueille, ce soir, l’Opéra de Lyon provient de la région de la Ruhr où elle fut imaginée par Dmitri Tcherniakov en 2008 pour la compagnie Deutsche Oper am Rhein.
Et depuis le soutien que lui a apporté Gerard Mortier, le directeur de l’Opéra National de Paris de 2004 à 2009, le régisseur russe s’est forgé une solide renommée internationale qui lui a inévitablement valu nombres de détracteurs, ce qui est la marque des talents qui dérangent.
John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)
C’est cependant la première fois qu’il est invité par un théâtre lyrique de Province, et pas n’importe lequel, puisque son directeur, Serge Dorny, est un fidèle de l’esprit de Gerard Mortier.
Quand le rideau se lève sur un décor qui reconstitue un espace de bureaux et de lieux de passages d’un atelier de production, le spectateur se trouve immédiatement renvoyé dans le monde du travail contemporain, sa pression conformiste, et ses diverses classes d’acteurs (employés, secrétaires, ouvriers, contremaîtres et patrons).
En marge de cet espace ouvert, une impressionnante pièce sans fenêtre et aux murs recouverts de tapis rougeoyants d’inspiration perse abrite Katerina Ismaïlova.
Son raffinement hérité de la culture russe traditionnelle entre donc en opposition avec un univers dépouillé de sa personnalité, où l’indifférencié et la superficialité prédominent.
John Daszak (Sergueï) et Vladimir Ognovenko (Boris)
Et lorsque l’on l’écoute chanter son ennui, on peut même entendre la première scène comme une voix qui exprime ce que ressentent, sur scène, les femmes employées dans leur travail, c'est-à-dire un besoin de sortir de leur quotidien répétitif et sans âme.
On est donc instinctivement pris de sympathie pour cette femme qui représente une forme de résistance culturelle à un monde productiviste qui détruit les valeurs mémorielles.
Tcherniakov utilise, par ailleurs, plusieurs interludes orchestraux pour montrer la délicatesse cérémonielle de l’héroïne, sublimée par les accords mystérieux et vénéneux de la musique.
Les images sont belles et sensuelles, et atteignent un paroxysme fascinant au moment où la Lady prend soin des blessures de son amant.
Ausrine Stundyte (Katerina)
En revanche, en homme pudique, il tourne en dérision les multiples élans sexuels qui jalonnent cette histoire, et ne les montre que lorsque cela est inévitable.
Son travail se veut d’abord le récit de l’ascension d’un couple qui arrive à tromper le monde de la haute société – la scène de mariage réunit une haute bourgeoisie obséquieuse face au pouvoir -, qu’un seul clochard et quelques policiers hargneux de leur condition réussiront à faire chuter. Il raconte l’arrivisme de Sergueï mais ne se focalise pas sur le détraquement de la société russe.
Et Katerina Ismaïlova inspire en permanence une froideur hautaine et maléfique, longue chevelure noire féminine et animale. Elle tue, et sa culture ne l'en empêche pas.
Mais la dernière scène de la prison puise sa force dans son propre confinement et son aspect sordide – petit cube éclairé faiblement au milieu d’un espace totalement noir –, dont chacun peut imaginer ce qu’il y ressentirait s'il devait y séjourner.
John Daszak (Sergueï) et Ausrine Stundyte (Katerina)
Le chœur est invisible, l’insupportable réside dans la promiscuité des trois protagonistes principaux, elle, Sergueï et Sonietka, et Tcherniakov réussit cependant à donner une valeur esthétique à cette scène qui s’achève sous les coups acharnés et sans pitié des policiers sur le corps de Katerina.
Dans la fosse, les musiciens de l'orchestre de l’Opéra de Lyon et Kazushi Ono unifient cet ensemble par une lecture aux traits clairement dessinés, des couleurs d’argent et une finesse de tissu resplendissants, et une noirceur grinçante suggérée autant par les cordes sombres que par les cuivres ronflants.
Les scènes intimes sont merveilleusement poétiques, le souffle vital d’une souplesse constante, seul le volcanisme inhérent à certains passages est trop contrôlé, comme pour préserver l'auditeur d'amples sensations de saturation.
Ausrine Stundyte (Katerina)
Le public lyonnais découvre également Ausrine Stundyte, soprano sombre proche du mezzo-soprano. Si l'on compare son jeu à ce qu’elle avait fait à Gand et Anvers en 2014 sous la direction de Calixto Bieito, on peut dire qu’elle est scéniquement sous employée.
Car c’est une actrice athlétique et féline qui n’a pas froid aux yeux. Mais la noirceur distanciée que lui fait jouer Tcherniakov lui convient parfaitement.
Ses aigus sont certes instables et perdent en couleurs, mais ont toujours un timbre qui la caractérise très nettement. Sa beauté physique s’harmonise naturellement avec un médium d’ébène bien en chair et séduisant.
Ausrine Stundyte (Katerina)
Son partenaire, John Daszak, est un Serguëi à l’impact vocal impressionnant et d’une grande clarté.
La voix bouge parfois, mais on ne peut y entendre qu’un effet naturaliste qui crédibilise encore plus son personnage brut et déterminé.
L’acteur est de plus sans limite, et ridiculise de fait le rôle du mari que Peter Hoare sert d’une douceur veule totalement appropriée.
Un peu engorgé, Vladimir Ognovenko n’en est pas moins un Boris violent et sarcastique tendu d’accents slaves.
Tous les rôles secondaires se fondent dans cet ensemble quasi vériste au caractère bien marqué, et le chœur, très bien mis en valeur dans la scène de mariage, est à l’unisson de l'hédonisme orchestral dominant.
Vidéo accessible en replay sur CultureBox jusqu'au 05 août 2016.
Il Trovatore (Giuseppe Verdi) Représentation du 10 juin 2012 Théâtre de la Monnaie de Bruxelles
Il Conte di Luna Scott Hendricks Manrico Misha Didyk Azucena Sylvie Brunet-Grupposo Leonora Marina Poplavskaya Ferrando Giovanni Furlanetto
Mise en scène Dmitri Tcherniakov Direction musicale Marc Minkowski
Scott Hendricks (Il Conte di Luna)
Chacun sait que si le Théâtre de la Monnaie a une telle renommée aujourd’hui, il la doit à Gerard Mortier. Il est donc naturel qu’une des salles lyriques majeures en Europe accueille, pour la première fois, le metteur en scène russe dont le directeur flamand fit découvrir à Paris le travail sur Eugène Onéguine en 2008, puis Macbeth en 2009.
Beaucoup, attirés de toutes parts, se sont ainsi déplacés pour cette première représentation, et l’on a même pu reconnaître, parmi le public, des membres de la direction de l’Opéra national de Paris.
L’intrigue du Trouvère est connue pour être particulièrement alambiquée, centrée sur une gitane, Azucena, qui enleva par le passé l’un des deux fils d’un vieux Comte, afin de venger sa mère condamnée au bûcher par lui. Elle éleva le jeune homme qui, au moment présent, va devenir l’opposant politique et le rival en amour de son frère, le Comte di Luna, sans en connaître pour autant les liens de parenté.
Sylvie Brunet-Grupposo (Azucena)
Dmitri Tcherniakov s’empare ainsi de ce sujet pour œuvrer à une des transpositions les plus risquées de sa part, car il se permet de supprimer tous les personnages secondaires en redistribuant leurs airs au chœur, à Azucena et Ferrando.
Son concept de huis clos familial - cinq personnes liées par un secret se réunissent pour le découvrir et le comprendre - se déroule dans un décor unique, l’espace intérieur d’une demeure flanqué, à gauche, des reflets miroirs d’un sombre et étroit couloir, et à droite, d’une pièce ouverte sur l’extérieur afin d’y respirer.
Quant aux voix d’outre-tombe du chœur vêtu en noir, elles ne s’élèvent plus que depuis le sous-sol, derrière l’orchestre, ou bien en arrière-scène.
L’action se resserre ainsi à l’essentiel, et c’est au spectateur, en fonction de son histoire et de sa propre sensibilité à ce type de situation familiale, d’entrer en empathie avec les états d’âme des protagonistes. Tcherniakov en montre leur mal-être, on boit et on fume souvent sur scène, les tensions grandissantes, chez le Comte particulièrement, et beaucoup de choses se racontent dans la première partie.
Cette atmosphère purement psychologique est difficile à investir, et c’est au cours de la seconde partie, quand les personnages se prennent au jeu et revivent leur passé dramatique avec séquestration et meurtres réels, que l’action devient visible et tendue.
Marina Poplavskaya (Leonore)
Mais peut-on croire que chacun de nous peut être amené à faire ressurgir ainsi les actes de ses ascendants? C'est sur ce point que repose toute la crédibilité de la démarche.
Comme on pouvait s'y attendre, les chanteurs sont totalement engagés dans ce climat lourd et sa promiscuité étouffante.
Trépignant et torturé, Scott Hendricks est un habitué des mises en scène exigeantes et sans fard. Il a non seulement les inflexions verdiennes rugissantes, mais aussi un très beau sens des nuances poétiques, même si, parfois, l'emballement théâtral en dépareille les couleurs. Et cette folie intérieure, qu'il fait vivre dans toute sa violence extérieure, a toujours quelque chose de très fort et viscéral.
Marina Poplavskaya a également un personnage complexe à interpréter, plutôt passive et malmenée au début, amoureuse de Manrico, puis déchirée, devant chanter "D’amor sull’ali rosee" au dernier acte face au mur et dos à la scène.
Ce que l'on entend dans le registre médium-grave est une magnifique plainte enrubannée de velours noir, suave, et des expressions plus atypiques dans les aigus, avec une tendance à privilégier la puissance aux piani subtils.
Misha Didyk (Manrico), Giovanni Furlanetto (Ferrando), Marina Poplavskaya (Leonore) et Sylvie Brunet-Grupposo (Azucena)
Pas forcément attendue dans le rôle d'Azucena, Sylvie Brunet-Grupposo se révèle pourtant excellente actrice et surprenante, car elle la féminise fortement en éclaircissant et en allégeant son chant, alors que son récit du second acte manque néanmoins d'évocation hallucinée.
La déception provient en fait de Misha Didyk. Lors de son apparition, sa ritournelle dédiée à Léonore, entonnée depuis les coulisses, et l'étendue des couleurs fantomatiques de sa voix ont tout d'abord suscité une impression fantastique. Mais par la suite, l'absence d'italianité de ce ténor sombre aux accents fortement slaves retire beaucoup de séduction à son chant, et Manrico se retrouve être un homme solide, un peu rude, absolument pas pleurnichard, mais bien peu subtil.
Enfin, grâce à son rôle étendu qui lui assure une présence intégrale sur scène, Giovanni Furlanetto a surtout l'occasion de jouer le personnage de Ferrando sur la durée, dans une interprétation sans doute pas imposante mais agréable.
Très souvent, les expériences théâtrales à l'opéra impliquent un parti pris de la direction musicale pour infléchir l'harmonie et le rythme au climat de l'œuvre.
Dmitri Tcherniakov et Marc Minkowski
On n'attendait pas de Marc Minkowski un épanouissement stylistique dans la grande tradition italienne, avec des enchainements virevoltants dans les cabalettes et un son bien léché, sinon un sens du théâtre qu'on lui connaît bien.
La première chose qui frappe est la consistance du tissu orchestral, dense et mat comme l'ébène, l'écrasement du relief sonore, et la sagesse des cadences, assez étonnante pour un tel chef. Les couleurs de l'orchestre deviennent surtout très belles dans les mouvements amples, profonds, mais dans l'ensemble, une certaine lourdeur règne pendant toute la première partie. Par la suite, c’est la dynamique des passages spectaculaires qui retient l'attention, souple et éclatante, et la poésie feutrée du grand air de Leonore.
La poésie, Dmitri Tcherniakov ne l’oublie pas non plus, comme cette magnifique image du Comte endormi à côté de Léonore, la chevelure ondoyante sur le sol.
La Légende de la ville invisible de Kitège et de la vierge Fevronia (Nikolaï Andreïevitch Rimski-Korsakov)
Représentation du 11 février 2012 De Nederlandse Opera
Prince Yury Vsevolodich Vladimir Vaneev Prince Vsevolod Maxim Aksenov Fevroniya Svetlana Ignatovich Grishka Kuter’ma John Daszak Feodor Poyarok Alexey Markov Page Mayram Sokolova Deux gentilshommes Morschi Franz Peter Arink Joueur de Gusli Gennady Bezzubenkov Montreur d’ours Hubert Francis Mendiant Iuri Samoilov Bedyay Nikita Ognovenko Burunday Vladimir Ognovenko Sirin Jennifer Check Alkonost Margarita Nekrasova
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Direction musicale Marc Albrecht
Orchestre Philharmonique NéerlandaisSvetlana Ignatovich (Fevronia) Chœur du Nederlandse Opera Nederlands ConcertKoor
Coproduction Opéra National de Paris, Scala de Milan, Liceu de Barcelone.
Depuis la dislocation de l'ancienne URSS, un renouveau du rayonnement culturel russe est rendu possible grâce à l'engagement d'artistes et de personnalités politiques qui soutiennent ses projets innovants. Dans les années 1990 et 2000, Valery Gergiev entreprit de hisser le Théâtre Mariinski de St Petersbourg parmi les premières scènes grâce à plusieurs tournées internationales. Et certains de ses points de passages furent, à Paris, le Théâtre des Champs Elysées (1994 et 1997), puis le Théâtre du Châtelet (2003 et 2005).
Le Bolchoï de Moscou vient de connaître, lui aussi, un renouveau tout récent puisqu'il dispose maintenant de deux scènes depuis octobre 2011.
Et ce rayonnement a enfin trouvé en Dmitri Tcherniakov un régisseur capable de réactualiser les œuvres lyriques les plus emblématiques du répertoire russe, quitte à se mettre à dos quelques personnalités tout autant emblématiques, telle Galina Vichnevskaïa qui est toujours aussi farouchement opposée à sa relecture impertinente et sensible d'Eugène Onéguine.
Pourtant, c'est bien à Tcherniakov qu'est revenue l'élaboration du Gala de réouverture du Bolchoï, tout comme lui est revenu l'honneur de mettre en scène Russlan et Ludmilla diffusé sur Arte en novembre dernier.
La Légende de la ville invisible de Kitège appartient à ce même genre de conte imaginaire - l’histoire se déroule dans la première moitié du XIIIème siècle - dont, au premier abord, on ne voit pas bien comment le sujet pourrait toucher le public d'aujourd'hui s'il l'enferme dans une imagerie vieillotte, et s'il le laisse seul face aux longs élans mystiques de la partition.
Rien qu'à Paris, cet opéra ne s'y est produit scéniquement que deux fois, en 1935 à l'Opéra Comique, puis en 1994 au Théâtre des Champs Elysées.
Comme il le fait systématiquement, Dmitri Tcherniakov a donc adapté la dramaturgie en se détachant des détails anecdotiques et folkloriques, mais tout en restant fidèle à la réalité émotionnelle du livret et de la musique. Maxim Aksenov(Prince Vsevolod)
Chaque acte est introduit par un court texte projeté sur le large rideau noir de l'avant scène afin d'en restituer le contexte. Et le premier de ces textes suggère qu'un évènement important a bouleversé la vie sur Terre, libre au spectateur d'en imaginer l'énigmatique nature : "After what happened on earth, life can never go on as before. Everybody lives waiting for an unavoidable end".
On s'attend avec impatience à ce que le rideau se lève sur un monde inattendu, mais il apparaît bien - on pourrait presque dire "avec surprise" - une forêt embrumée, jonchée de hautes herbes brunes et dorées, et trois gigantesques troncs qui délimitent, comme dans une composition picturale en diagonale, la clairière d'où s'élève la fumée d'une petite maison forestière. Les applaudissements de certains spectateurs restent un amusant mystère.
John Daszak (Grishka Kuter’ma), Morschi Franz et Peter Arink (deux gentilshommes)
Ensuite, le talent de conteur et d'animateur du metteur en scène se révèle très rapidement au cours de ce premier acte d‘une demi-heure, sans action majeure, qui est une grande ode à la nature. Il introduit une famille, un enfant et ses parents, pour recréer la vie de la jeune Fevronia dans cette nature avec laquelle son esprit de communion s'exprime par de petits gestes qui accompagnent les chatoiements de la musique et ses chants d‘oiseaux.
Svetlana Ignatovich chante avec une innocence et une chaleur réconfortantes, une douce mélodiste épurée qui a le tendre regard d’une soeur pour Maxim Aksenov, le jeune prince un peu immature et au timbre déchiré. Son habillement de citadin moderne prépare aux tableaux suivants qui vont se situer dans des villes contemporaines, l’autre visage de la Russie.
Marc Albrecht tire de l’orchestre une toile sonore éthérée d‘une grande fluidité, un rien opaque, que les fins motifs instrumentaux parcourent sans forts contrastes, mais sans être noyés pour autant. Il y a, et ce sera une constante de toute la soirée, un sincère et discret enchantement à entendre cette musique dans des conditions réelles, et à en surprendre les petits détails qui émergent de ce flux irréel.
Svetlana Ignatovich (Fevronia) et Alexey Markov (Feodor Poyarok)
Au second acte, la petite-Kitège, lieu où le prince et Fevronia arrivent pour se marier, devient le hall d’un grand bâtiment criblé de fenêtres étroites - pour donner une idée, on se croirait à l’intérieur de la tour Jussieu à Paris -, au centre duquel une population bigarrée s’est regroupée pour passer le temps en se détendant autour des tables.
Et surgit Grichka Koutierma, ivrogne mauvais et repoussant, en lequel Fevronia espérera en vain une forme de rédemption. John Daszak interprète un personnage sidérant de réalisme, d’un grand impact vocal, mordant, et d’une confiante clarté qui, malgré tout, en dresse un portrait qui n’écarte pas toute empathie. Son rôle est violent, et il le restera jusqu’à ce qu’il abandonne la jeune fille au milieu de la forêt du dernier acte.
Et le chœur de l’opéra d’Amsterdam, renforcé dans cet acte par le Nederlands ConcertKoor à l’arrivée des Tatars, une bande de rebelles-terroristes masqués et armés qui vont incendier le bâtiment après avoir massacré une bonne partie des gens, prend une importance sur scène qui atteindra son sommet dans la troisième partie.
La destruction de la Petite Kitège par les Tatars.
Car Kitège est une œuvre où le chœur, l’âme éternelle du peuple russe, dispose d’une place fondamentale. Dmitri Tcherniakov en exige un complexe travail théâtral, un fourmillement de personnages autonomes dans cet acte, animés par leurs petites destinées individuelles.
Les rôles secondaires, Morschi Franz et Peter Arink en gentilshommes, Gennady Bezzubenkov en joueur de Gusli, et Hubert Francis en montreur d’ours sont tous très bien personnalisés, en respectant l’apparence de leur condition sociale, et très bien chantés.
La petite Kitège est ainsi un lieu qui a abandonné toute conviction spirituelle - on se raille des symboles religieux -, et où seules les apparences comptent encore.
Le lever de rideau du troisième acte entraîne une clameur amusée, car la Grande Kitège, une merveille légendaire, prend la forme d’une autre grande salle aux murs bleus décrépis, flanqués de grands rideaux, et qui suggère l’abattement moral et la fin de toute illusion. Alexey Markov, tout juste revenu de Madrid où il interprétait Robert dans Iolanta, fait son entrée les yeux ensanglantés, et décompose un Feodor Poyarok pétri d’une impressionnante douleur. Et Vladimir Vaneev, vers lequel tous les espoirs du peuple réfugié se tournent, nous fait entendre une invocation profondément triste, bouleversante d‘humanité, un des moments les plus forts de la soirée.
Vladimir Vaneev (Prince Yury Vsevolodich)
L’art déclamatoire du chœur, un peuple abandonné mais cette fois uni par la foi, indifféremment vêtu d’habits modestes bleu-clairs, est d’une superbe noblesse slave. Tout suggère, lorsque hommes et femmes chantent les yeux fermés tournés vers le ciel, couverts par leurs mains en arc, la croyance en un au-delà salvateur. On aimerait savoir si, et comment, les deux chefs de chœurs Boudewijn Jansen, également assistant à la direction, et Martin Wright ont étroitement collaboré. On n’ose penser au travail colossal qui attend le chœur de Bastille lors de la reprise parisienne dans les années qui viennent pour égaler un tel résultat.
Mayram Sokolova (Le Page)
Les profondes modifications dramaturgiques de Dmitri Tcherniakov deviennent plus sensibles dans cet acte.
Tout d’abord, le rôle du page devient celui d’une femme qui pleure seule avec son enfant, et Mayram Sokolova l’incarne avec une très belle voix sombre et souple, beaucoup de caractère, ce qui accentue l’émotion de ses interventions désespérées.
Svetlana Ignatovich (Fevronia)
Ensuite, il y a unité de lieu entre la forêt au bord du lac, où devraient siéger les Tatars, et la Grande Kitège. Bien entendu, il n’est question d’aucune brume mystérieuse qui rend la ville invisible. L’arrivée des étrangers a lieu directement de nuit dans la grande salle.
Leur entrée invasive, sur les leitmotiv sinueux et inquiétants de la musique de Rimski Korsakov, en brisant une des vitres éclairées, est réglée avec une force dramatique impressionnante.
La violence du massacre du prince - qui devrait mourir au combat lors de la transition symphonique soulevée par la bataille de Kerjenets - est suggérée sans trop en montrer, mais le désir de possession sexuelle de Bouroundaï, un des deux chefs tatars, pour Fevronia est beaucoup plus cru.
Les voix de ces deux chefs sont par ailleurs bien moins parfaites, voir très oscillantes, ce qui ne fait qu’accentuer la laideur de ces personnages.
Maxim Aksenov (Prince Vsevolod) et Svetlana Ignatovich (Fevronia)
Enfin, ce n’est pas la vision extraordinaire de Kitège dans les eaux du lac qui fait s’enfuir les barbares, mais la découverte des femmes qui se sont données la mort. Leur effroi est celui des Grecs découvrant les Troyennes suicidées.
Marc Albrecht dépeint une atmosphère musicale toujours aussi mystérieuse, mais les emportements de la partition ne sont pas dynamisés, ce qui ôte de la tension aux transitions énergiques.
Dans la dernière partie, le décor de la forêt réapparaît, de nuit, et les troncs d’arbres stylisés sont glacés par la lumière du clair de lune. Grichka Koutierma abandonne Fevronia après une ultime lutte, et l’apparition fantastique de la Grande Kitège est résolue par la vision qu’a la jeune vierge en revoyant tous les êtres qu’elle a aimés, mais qu’elle n’a pu sauver.
A l’image du bonheur intimiste dans la petite cabane - on retrouve le procédé théâtral de la lampe qui augmente d’intensité comme dans Eugène Onéguine - entre elle et le Prince, succède ainsi une scène identique à celle de Krzysztof Warlikowski dans Parsifal : tous se retrouvent autour d’une table, comme une famille recomposée.
A la différence que ce final, une merveille de réminiscences scintillantes similaire à la toute fin de La Walkyrie, est beaucoup plus long ici, pas moins d’un quart d’heure. Mais lorsque le rideau se referme sur ce rêve, Fevriona se retrouve seule avec elle-même.
Svetlana Ignatovich ne fait que recevoir un magnifique accueil intense, chaleureux et mérité après un tel engagement, et après avoir surmonté ce final étendu, le plus tendu de l’ouvrage pour sa tessiture.
Dmitri Tcherniakov, présent en observateur pendant la première partie au fond du parterre, conclut ainsi sur une fin pessimiste où la sauvagerie humaine a eu raison de la foi religieuse et du mysticisme païen. On ne sait quoi dire d’autre devant un tel travail méticuleux et réfléchi, et une telle interprétation musicale.
De Nederlandse Opera devant le canal Binnenamstel gelé
Eugène Onéguine (Piotr Ilyitch Tchaikovski) Représentation du 11 septembre 2010
Théâtre Royal de Madrid
Madame Larina Makvala Kasrashvili Tatiana Tatiana Monogarova Olga Oksana Volkova La Nourrice Nina Romanova Lenski Alexey Dolgov Eugène Onéguine Mariusz Kwiecen Le Prince Grémine Anatolij Kotscherga Zaretski Valery Gilmanov
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Direction musicale Dmitri Jurowski Solistes, Orchestre et Chœurs du Bolchoï
Mariusz Kwiecen (Eugène Onéguine)
En septembre 2008 Gerard Mortier ouvrait sa dernière saison parisienne avec la volonté de faire connaître au public parisien un nouveau metteur en scène : Dmitri Tcherniakov.
Sa réflexion sur Eugène Onéguine prenait l’apparence d’un classicisme typique de la Comédie Française pulvérisé de toute part par des touches ironiques totalement absentes du livret, et l’on pourrait n’attirer l’attention que sur la manière dont Lenski était tourné en dérision par son entourage, y compris Olga.
Deux ans après, jour pour jour, le Teatro Real de Madrid a donc l’honneur de découvrir ce travail scénique déjà longuement commenté dans ces pages.
Tatiana Monogarova (Tatiana)
On pourrait se croire lassé par une production qui fut également diffusée sur Arte puis éditée en DVD, et pourtant, la libération émotionnelle de Tatiana, seule à sa table et s’ouvrant entièrement à Onéguine avec une tension croissante, engendre un frisson électrisant qui trouve son origine dans une vérité trop justement exprimée.
Il en va de même de cette véritable exécution à cœur ouvert que subit Tatiana, opposée à celui qu’elle aime de part et d’autre des extrémités de l’immense table.
Toute l’approche de Dmitri Tcherniakov est une mise en valeur du courage qu’implique la résistance au mimétisme des attitudes conventionnelles, un constat de la facilité avec laquelle l’entourage social tombe dans le convenu uniforme et le dérisoire.
Et c’est dans les couleurs les plus intimes que l’orchestre du Bolchoï fond, sous la main de Dmitri Jurowski, un rendu sonore au cœur battant.
En revanche, les scènes de fêtes s’animent d’un élan très contrôlé avec une étrange manière de conclure les mouvements théâtraux avec force excessivement appuyée, quand ce ne sont pas les cors qui exagèrent.
Tatiana Monogarova (Tatiana)
Tous les chanteurs sont conviés à rendre vie à leurs personnages selon des lignes bien précises, Olga (Oksana Volkova) désinvolte et insensible que l’on devine très bien en future Madame Larina - rôle repris par Makvala Kasrashvili avec un peu moins de finesse qu’à l‘Opéra Garnier - , Tatiana qui souffre, sans mépris, son entourage complètement stupide - jeune paysanne dont Tatiana Monogarova décline les tourments d’une voix claire et subtilement ondulée, et avec des regards aussi miraculeux de lucidité et d’humanité que ceux de sa compatriote Ekaterina Shcherbachenko, elle aussi présente en alternance.
Dans ce monde indifférent, Alexej Dolgov se révèle un interprète impulsif de Lenski. Son être vit au plus près d’une âme aussi entière que celle de Tatiana, mais qui ne peut éviter, par imprudence et manque de distanciation, de tomber et d’y laisser sa peau. Son chant s’approche moins de la préciosité bourgeoise que de l’authenticité populaire.
Mariusz Kwiecen (Eugène Onéguine) et Alexej Dolgov (Lenski)
Rodé à son rôle d’homme en recherche de contenance et d’un pathétique besoin de reconnaissance au dernier acte, Mariusz Kwiecen est l’immature à la voix mûre, la noirceur charmeuse.
Il retrouve un autre partenaire des représentations parisiennes, Anatolij Kotscherga, plus appliqué à Madrid à affiner une douceur décalée en regard d’une autorité lucide et de fer.
Bien que d’une rondeur plus maternelle, la voix de Nina Romanova ne fait pas oublier celle de Emma Sarkisyan, usée, mais plus humaine par le vécu qu’elle évoquait.
A l’occasion de la Noche en Blanco, la retransmission du spectacle sur la plaza de Oriente a attiré environ deux mille personnes, pas autant que pour une star nationale comme Placido Domingo, mais avec un même enthousiasme, surtout lorsque les artistes vinrent saluer au balcon du Théâtre Royal.
Macbeth (Giuseppe Verdi)
Représentations du 04 et 13 avril 2009 à l'Opéra Bastille Direction musicale Teodor Currentzis
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Macbeth Dimitris Tiliakos
Banco Ferruccio Furlanetto
Lady Macbeth Violeta Urmana
Dama di Lady Macbeth Letitia Singleton
Macduff Stefano Secco
Malcolm Alfredo Nigro
Medico Yuri Kissin
Coproduction avec l'Opéra de Novossibirsk
Violeta Urmana (Lady Macbeth) et Dimitris Tiliakos (Macbeth)
Dix ans nous séparent, depuis la création par Phyllida Lloyd à l’Opéra Bastille d’une vision esthétisée de Macbeth. Maria Guleghina y avait fait sensation par une démonstration de puissance, une lady qui « en a » comme on dit.
L’image du couple prisonnier d’une cage tournoyante, en prélude à la scène des apparitions, restituait avec force son enfermement mental.
La nouvelle production réalisée par Dmitri Tcherniakov se projette sur un terrain totalement différent.
Oublions toute la dimension fantastique, ce drame peut être le support d’une autre histoire, plus réelle et crédible, l’histoire d’un jeu qui tourne mal entre une société modeste et un homme qu‘elle porte sans méfiance dans son ascension sociale.
Ce nouveau riche finit par craindre d’être renversé par ceux qui l’ont soutenu. Il les agresse brutalement, ce qui conduit à une révolte générale.
Le décor que choisit le metteur en scène alterne entre la banlieue noyée par la grisaille, où vit dans de petites habitations uniformes une classe sociale pauvre, et la demeure bourgeoise en pierre de taille de la famille de Macbeth.
Les transitions entre ces deux lieux s’opèrent par la projection sur grand écran d’une vision aérienne 3D type « google earth » de la cité.
Les mouvements prennent de la hauteur, parcourent la ville, puis plongent vers le point visé. Tout le suivi est réalisé de manière très fluide en suivant les formes des lignes musicales, mais cette vision des demeures suggère que l’idée de propriété est à la base de la division entre les hommes.
A la fois sorcières, brigands et armée, le peuple accepte cette division. Il porte aux nues Macbeth, et entretient une certaine connivence avec lui et Banquo, alors que ces derniers possèdent tout.
Le passage du meurtre de Banquo est habilement tourné, les mises en garde étant prises pour des plaisanteries par lui, ce qui innocente le peuple et permet à un meurtrier de se glisser parmi lui pour effectuer sa basse besogne.
Lorsque l’on bascule au « Château », le spectateur est transporté dans un appartement bourgeois, espace très resserré sur scène, comme s’il était témoin d’un épisode de « Dynastie » devant son écran.
Le Roi n’est plus qu’un vieux chef de famille assez antipathique par sa désinvolture.
Lady Macbeth, n’est plus la femme dominatrice et même très masculine chez Shakespeare (« Come, you spirits that tend on mortal thoughts, unsex me here, and fill me, from the crown to the toe »), mais celle ci soutient son mari avec une fascinante propension à nier la réalité.
Violeta Urmana (Lady Macbeth), magicienne du banquet
Cela donne une magnifique scène du banquet, quand la Lady se livre à des tours de magie pour amuser l’assistance, scène qui n’est pas sans rappeler le troisième acte de « La Cerisaie » : toute une haute société tente ainsi d’oublier que son déclin se profile.
A ce propos, la dernière pièce d’Anton Tchekhov pourrait, si les conditions financières le permettent, être adaptée à l'automne 2010 au Bolchoï sur une musique de Philippe Fenelon et un livret de Alexeï Parine, dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov, puis serait reprise à l'Opéra de Paris peu après.
D'ailleurs la ressemblance entre Madame Larine (mère de Tatiana) dans Eugène Onéguine à Garnier, Madame Andréevna (La Cerisaie) et le personnage de Lady Macbeth ici, n'est pas fortuite.
Dimitris Tiliakos (Macbeth)
La Lady devient un élément déterminant lorsque habillée en noir pour ne pas être reconnue (c'est aussi la face sombre de son âme qui prend le dessus), elle vient encourager Macbeth à éliminer tous les proches de Macduff, homme accepté par la haute société mais très lié à ses origines.
Macbeth bascule dans une folie criminelle.
Dans la scène de somnambulisme, Lady Macbeth tente à nouveau de se voiler la face en s’imaginant magicienne, remet inlassablement la nappe en place, pensant pouvoir continuer normalement sa vie, mais bute sur la réalité lorsque qu’elle confond sa Dame avec Macbeth.
Ce passage n’a rien de terrifiant, c’est en revanche d’une tristesse émouvante.
Quand à Macbeth, au paroxysme de sa paranoïa, ne lui reste plus qu’à subir le déchaînement de la foule, et la destruction de sa propriété.
Ironie de la situation, le chœur final s’achève fatalement sur la vue aérienne de toutes les maisons de la ville.
On pourrait voir dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, une illustration de la citation d’Emil Cioran : « Dans un monde de pauvres, les riches sont des criminels et les pauvres des imbéciles. » (La transfiguration de la Roumanie).
La qualité théâtrale de ce Macbeth, se mesure aussi bien par le soin apporté aux petits rôles des figurants muets, qu’à l’imaginaire induit par les scènes de famille et les multiples interactions de classe. Par exemple, la scène des apparitions fait surgir discrètement une bourgeoise de la foule, ce qui panique Macbeth prenant conscience de l'aspiration du peuple.
L’interprétation musicale n’est pas en reste non plus, à commencer par l’orchestre de l’Opéra National de Paris et l'électrisant Teodor Currentzis.
Ce dernier donne un coup de jeune et une modernité surprenants à la partition. Cela se joue dans les formes d’ondes, la manière de graduer leurs amplitudes, ou bien dans les soudaines accélérations.
Comme pour Don Carlo, les cuivres sont mis en valeur dans les passages les plus spectaculaires.
Il y a surtout une cohérence d’ensemble entre la scène et la fosse qui crée un tout prenant.
La version interprétée correspond à la version remaniée de 1865, sans le ballet et le choeurs des Sylphes (c'était déja le cas lors de la reprise du spectacle de Phyllida Lloyd en 2002), mais avec le rétablissement de la mort de Macbeth, air qui conclut la version florentine de 1847, et que Verdi supprima lors de la réécriture.
Stefano Secco (Macduff)
Dans un rôle qui exige d’elle un jeu complexe, Violeta Urmana s’en tire très bien. Seulement si la beauté de son médium est indéniable, la voix globalement très claire et décolorée dans les aigus, nous offre un portrait sans noirceur de la Lady.
Elle ne se risque pas non plus au contre ré de la scène de somnambulisme.
Comme l’analyse psychologique de Dmitri Tcherniakov ne porte pas sur la caricature, ce n’est pas vraiment gênant, surtout qu’un tel travail théâtral force le respect.
Et encore une fois, bravo pour la scène du banquet.
Violeta Urmana : scène de somnanbulisme
Même chose pour Dimitris Tiliakos, qui compose un Macbeth névrotique ahurissant.
Comme Urmana, il a ses moments de faiblesses, ce qui ne l’empêche pas de retrouver de l’autorité. C’est un baryton plutôt clair, doué d’un timbre charnu, qui ne peut toujours éviter d’être couvert par l’orchestre.
Toutefois, ces réserves ne concernent que la première représentation, car lundi 13 avril, les chanteurs ont paru dans une forme éblouissante. Violeta Urmana nuance ce soir là presqu'à outrance, affirme beaucoup plus les aspects sombres du personnage, semble même mieux projeter sa voix hors de la pièce principale, et Dimitris Tiliakos dépeint sans faille tous les états d'âme de Macbeth, en conservant une sorte de candeur inhabituelle.
Ferruccio Furlanetto en fait peu mais bien, et Stefano Secco profite de n’avoir qu’un air à chanter pour irradier la salle. C’est comme si la frustration de ce rôle secondaire se libérait soudainement.
Letitia Singleton, au rôle enrichi, devient une Dame de Lady Macbeth fort touchante.
Le traitement du chœur devient un véritable sujet de polémique. "Patria oppressa", chanté sur scène et enlevé par un orchestrevolcanique, est le grand cri d'humanité attendu.
Mais pour des raisons théâtrales, les chanteurs doivent souvent rester en coulisse.
Ainsi, lorsque Macbeth craque devant les visions de Banquo, il paraît plus logique que les visiteurs excédés préfèrent quitter la réception. Le couple reste seul.
De même, la destruction de la demeure de Macbeth, vécue de l’intérieur sans voir d’où viennent les projectiles, donne plus de force au final.
Alors cela nécessite un difficile réglage de la sonorisation, et le recours à ce procédé peut paraître comme un outrage.
Mais l’expérience vaut vraiment la peine, car ce type de mise en scène développe la sensibilité au langage théâtral, art très régulièrement maintenu dans un périmètre fort conventionnel dans le milieu lyrique.
La reprise de cette production forte est d'ailleurs confirmée pour 2011, en espérant pouvoir retrouver Teodor Currentzis. Sa manière de faire ressortir les motifs de la partition font tellement rapprocher certains passages de Macbeth avec La Traviata ou bien Don Carlo, que cela risque de nous manquer.
Représentations du 04 et du 06 septembre 2008
Opéra Garnier
Madame Larina Makvala Kasrashvili
Tatiana Ekaterina Shcherbachenko
Olga Margarita Mamsirova
La Nourrice Emma Sarkisyan
Lenski Andrey Dunaev
Eugène Onéguine Mariusz Kwiecen
Le Prince Grémine Anatolij Kotscherga
Zaretski Valery Gilmanov
Mise en scène Dmitri Tcherniakov
Direction musicale Alexander Vedernikov
Solistes, Orchestre et Choeurs du Théâtre Bolchoï
Avec cette histoire de sentiments piétinés et méprisés qui conduisent Tatiana à trouver dans sa douleur la force de bâtir sa personnalité sociale, la sensibilité et l'intelligence d'un réalisateur comme Dmitri Tcherniakov étaient le gage d'une représentation qui mette l'âme à vif.
C'est bien ce qui s'est produit.M.Mamsirova (Olga) et E.Shcherbachenko (Tatiana)
Partant d'un décor unique construit autour d'une large table circulaire, de costumes élégamment dessinés en camaïeu beige pour la campagne ou bien gris pour la haute société, c'est tout l'univers d'un monde conventionnel qui est animé et détaillé afin d'en exposer l'agitation et l'insensibilité.
Ainsi lui est opposé l'attitude apparemment réservée de la jeune fille derrière laquelle se dissimule une violente affection.
Tout est rituel ici, même les pleurs de la mère de Tatiana pensant à son mari défunt et qui revient à la joie automatiquement pour reprendre son rôle de femme maîtresse des lieux.
Makvala Kasrashvili (Madame Larina)
La caractérisation du milieu social est donc un des points forts. On pourra citer cette idée ingénieuse de réunir le chœur autour de la même table au premier tableau comme une grande réunion de famille, ou bien la scène festive chez madame Larine qui aboutit à un summum du délire collectif.
Pour accentuer l'état d'esprit des convives, s'ajoute la célébration de l'anniversaire de Tatiana par des gens qui n'ont comme seule envie que d'en profiter, pour s'offrir un peu de divertissement sans connaître et encore moins comprendre la personne vers laquelle convergent les cadeaux.
Cette scène atteint son paroxysme lorsque Lenski se met à imiter Monsieur Triquet (tout en trafiquant sa voix) pour amuser grassement la galerie, petite entorse au livret mais à fin dramatique, et marquer encore plus le malaise de Tatiana face à cette ambiance insensée.
Car quelque part, le poète va au suicide en se comportant ainsi.
Et l’on appréciera le baiser consolateur de Tatiana pour Lenski adressé à celui qui, comme elle, est authentique dans ses sentiments et doit le rester. Chez madame Larine
La description de la haute bourgeoisie au 3ième acte est d’ailleurs très intéressante car finalement elle montre un milieu qui n’a de différent avec le milieu rural que son faste.
Ekaterina Shcherbachenko (scène de la lettre)
Le même rituel, le même attachement au respect du patriarche (Grémine joue le même rôle que Madame Larine car ils ont un pouvoir sur leur entourage) et cette table qui maintient toujours une distance infranchissable entre chacun.
Cependant, l’autre force de cette interprétation est tout entièrement contenue dans le rôle de Tatiana magnifiquement porté parEkaterina Shcherbachenko
Pas de simagrées inutiles ici, au calme que la convenance sociale attend d’elle se substitue, lorsque qu’elle se trouve seule, de soudaines décharges d’émotions suivies de vaines tentatives de reprises.
Ekaterina Shcherbachenko
Elle écarte même violemment la table et monte dessus pour enfin approcher en songe celui qu’elle aime.
Tous les gestes sont justes pour atteindre la vérité d’une adolescente qui cherche les mots et la manière de communiquer sa passion à Onéguine.
Qui a vécu cela sincèrement dans sa vie ne peut qu’être impliqué et attentif à la moindre expression car cela réveille ce qu’il y a de plus vital en soi.
Ekaterina Shcherbachenko
Et c’est un fort ressenti qui surgit lorsque les lumières rayonnent d’une puissance équivalente à ce que cette jeune amoureuse vit intérieurement, le lustre surplombant la scène brillant alors avec une intensité telle qu’elle perce l’œil comme la douleur perce son cœur.
La transformation au dernier acte est tout aussi spectaculaire que fragile, les furtives compulsions de Tatiana ne laissant aucun doute sur l’existence réelle de ses sentiments envers Onéguine malgré l’effort tragique avec lequel elle les étouffe.
Dmitri Tcherniakov ne semble avoir qu’une petite difficulté : convaincre de sa transposition de la scène de duel (très belle lumière hivernale) qui devient une bagarre un peu confuse entre Onéguine et Lenski.
Cependant là aussi, la mort du poète s’approche du crédible par sa soudaineté.
Ekaterina Shcherbachenko
Alors il est vrai que face à ce travail théâtral remarquable, l’oreille est plus distraite.
Alexander Vedernikov dirige l’orchestre du Bolchoï avec punch mais aussi un sens de l’intime dans la mise en valeur des solistes.
Il concourt impeccablement au concept d’ensemble d’un milieu clos que renforce la petite bonbonnière de l’opéra Garnier.
Ekaterina Shcherbachenko
Ekaterina Shcherbachenko, voix très pure, fascine par la perfection de son visage de cire et contribue à ajouter une impressionnante sophistication qui la distancie encore plus d’Onéguine au dernier tableau.
C’est un plaisir également immense que de voir et entendre Makvala Kasrashvili s’en donner à cœur joie dans son rôle de matriarche, et Emma Sarkisyan est très touchante en nourrice.
La distribution masculine est particulièrement soignée pour la première représentation que ce soit l’élégance vocale de Mariusz Kwiecen, la clarté et la sensibilité d’Andrey Dunaev ou bien l’autorité incontestable d’Anatolij Kotscherga.
Le scandale levé par madame Galina Vishnevskaya et rapporté par le New York Times n’est finalement que cinéma inutile.
Vivement la sortie du DVD à Noël et la retransmission sur Arte, afin de fixer la représentation du 10 septembre 2008!