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Publié le 2 Mars 2014

Madame Butterfly (Giacomo Puccini)
Représentation du 01 mars 2014
Opéra Bastille

Cio-Cio San Svetla Vassileva
Suzuki Cornelia Oncioiu
F.B Pinkerton Teodor Ilincai
Sharpless Gabriele Viviani
Goro Carlo Bosi
Il Principe Yamadori Florian Sempey
Kate Pinkerton Marianne Crebassa

Direction musicale Danielle Callegari
Mise en scène Robert Wilson (1993)

                                                                                                           Svetla Vassileva (Cio-Cio San)

Rien ne laisse soupçonner que la mise en scène de Madame Butterfly conçue par Robert Wilson pour l’Opéra National de Paris a plus de vingt ans d’âge. C’est pourtant à Pierre Bergé, le directeur au moment de la création, que nous la devons.

Et elle n’a absolument rien perdu de son intemporalité et de son expressionnisme visuel, les impressions lumineuses semblant même retravaillées. Les contrastes et variations omniprésentes de bleu marine et saphir ont toujours ce pouvoir mystérieux à empreindre notre psychisme, et à créer un état de sérénité intérieur qui nous rende encore plus perméable à la musique.
 

C’est d’autant plus sensible que Danielle Callegari mène l’orchestre à grands gestes lents et caressants comme s'il cherchait à évoquer la sensualité idéalisée des lignes féminines de Butterfly. Les violons, lorsqu’ils jouent seuls, peignent un cœur chambriste, bien isolé, puis, quand  l’ensemble des instruments se déploie, on est saisi par un tissu orchestral où toutes les couleurs se fondent jusqu’au métal scintillant des cymbales, créant cette magnificence aux accents mortels. On retrouve d’ailleurs cet anti sentimentalisme d’une froideur sublime à travers la manière inhabituelle d’illuminer la salle avant que le spectacle ne commence : le grand luminaire du plafond reste en permanence éteint.

 

                                                                                         Teodor Ilincai (Pinkerton)

Sur scène, la jeune Geisha est incarnée par Svetla Vassileva, une soprano, d’origine bulgare, douée d’une élégance de geste et d’une vérité théâtrale qui, non seulement, prolonge magnifiquement la fluidité subtile qu’en attend Robert Wilson, mais, également, donne de la chair à son personnage.
Les regards déterminés et les spasmes corporels traduisent des sentiments qui peuvent se lire malgré la distance, ce qui fait la valeur de sa manière fascinante de vivre sur scène.

Svetla Vassileva (Cio-Cio San) et Teodor Ilincai (Pinkerton)

Svetla Vassileva (Cio-Cio San) et Teodor Ilincai (Pinkerton)

Son chant, lui, n’est pas aussi pur. On ressent des inconstances et des baisses d’intonation dans les graves, mais, quand il s’agit d’extérioriser des déchirures, sa voix se projette avec une intensité violente à l’émotion contenue. C’est son sens du drame, débarrassé de l’effet facile, qui lui permet de restituer entièrement un des plus beaux portraits scéniques de Madame Butterfly depuis ces quinze dernières années. La scène finale en est inoubliablement bouleversante.

Gabriele Viviani (Sharpless)

Gabriele Viviani (Sharpless)

Teodor Ilincai, en Pinkerton, a pour lui la jeunesse, un visage charmeur, une très belle prestance qui rappelle celle des statues des grands Pharaons, mais pas seulement. L’impression de maturité et de robustesse se retrouve dans sa voix, très homogène, au timbre légèrement sombre, qu’il est capable de faire rayonner dans la salle avec une technique un peu forcée, mais qui extrait aussi son personnage de la superficialité que le texte traduit pourtant bien.
Il est jeune, et donc tente naturellement d’impressionner le public par l’ampleur de son souffle. Il affiche ainsi une présence qui s’est bien développée depuis les premières représentations.

Svetla Vassileva (Cio-Cio San)

Svetla Vassileva (Cio-Cio San)

Les deux grands rôles du Consul et de Suzuki sont également très bien incarnés. Gabriele Viviani privilégie la noblesse impeccable de sa ligne vocale à la puissance, et Cornelia Oncioiu vit son rôle avec beaucoup de naturel et d’authenticité. Elle montre directement le cœur de la servante, alors que Svetla Vassileva est beaucoup plus dans le contrôle émotionnel de Butterfly.

Enfin, les autres personnages ont tous des petites particularités qui font leur charme, la voix présente et posée de Carlo Bosi, en Goro, la fierté sensuelle bien connue de Florian Sempey, en Yamadori, et les noirceurs mystérieuses de Marianne Crebassa, en Madame Pinkerton.

Un tout qui en fait donc une très belle reprise, esthétique et attachante.

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Publié le 21 Février 2014

Ballet de l’Opéra (Cullberg / de Mille)
Séance de travail du 18 février 2014 et représentation du 22 février 2014
Palais Garnier

Fall River Legend (Agnes de Mille)

L'Accusée Alice Renavand
Sa Belle-Mère Stéphanie Romberg
Le Pasteur Vincent Chaillet
La Mère Laurence Laffon
Le Père Christophe Duquenne
L'accusée enfant Léonore Baulac

Décors Olivier Smith
Costumes Miles White
Musique Morton Gould


Mademoiselle Julie (Birgit Cullberg)
Entrée au répertoire

Mademoiselle Julie Aurélie Dupont
Jean Nicolas Le Riche
Christine Amélie Lamoureux
Le fiancé de Julie Alessio Carbone
Le Père de Julie Michaël Denard
Clara Charlotte Ranson
Trois Vieilles femmes Andrey Klemm,

Richard Wilk, Jean-Christophe Guerri         Aurélie Dupont (Julie) et Nicolas Le Riche (Jean)
                                                                     
Décors et costumes Sven X:ET Erixson
Musique Ture Rangström (Musique orchestrée par Hans Grossmann)

Direction musicale Koen Kessels

Birgit Ragnhild Cullberg, épouse de l’un des comédiens d’Ingmar Bergman, Anders Ek, et mère du chorégraphe Mats Ek, était une figure majeure de la vie culturelle suédoise qui s’était engagée totalement dans la lutte contre le nazisme.

Alice Renavand (L'Accusée)

Alice Renavand (L'Accusée)

Le 1er mars 1950, elle créa Mademoiselle Julie au Riksteatern de Västerås, une des plus grandes villes de Suède. Le ballet est inspiré d’une nouvelle d’August Strindberg, Mademoiselle Julie (1888), dont l’expressionisme ne pouvait que retrouver les influences artistiques allemandes de la chorégraphe.

L’œuvre sera ensuite interprétée pour la première fois à New York par l’American Ballet Theater, en 1958.
 

Une autre chorégraphe, New Yorkaise cette fois, collaborait déjà avec cette compagnie depuis 1939 : Agnes George de Mille.

Elle aussi avait des liens forts avec le milieu du théâtre, et elle était la nièce du producteur et réalisateur Cecil B. DeMille, dont sa seconde version des ‘Dix Commandements’ (1956) est encore aujourd’hui un des films les plus populaires jamais réalisé.

En 1948, Agnes de Mille créa pour l’American Ballet Theater, sur la musique de Morton Gould, Fall River Legend, une chorégraphie qui s’inspirait de la vie de Lizzie Borden, une femme vivant à Fall River (Massachussetts), accusée du meurtre épouvantable de son père et de sa belle-mère, et qui fut acquittée, les preuves n’ayant pas été formellement établies.

                                                                                            Alice Renavand (L'Accusée)

Ce sont ces deux ouvrages représentatifs de deux ballets modernes d’après-guerre que l’Opéra National de Paris réunit pour la première fois sur les planches du Palais Garnier.

Toutefois, Fall River Legend fut monté à deux reprises dans les années 90.

Pour cette chorégraphie, le décor unique d’Olivier Smith – un peintre - représente la demeure des Borden sur fond de ciel tourmenté comme en état de guerre. Et cette violence visuelle se retrouve dans la musique de Morton Gould, tranchante comme dans les films d’Alfred Hitchcock, sauf quand il s’agit de décrire les souvenirs harmonieux de la vie de jeunesse de Lizzie.

Alice Renavand (L'Accusée)

Alice Renavand (L'Accusée)

Dans cette version qui s’éloigne des faits réels, Lizzie est amoureuse d’un pasteur. Seulement, sa belle-mère l’a calomniée auprès de cet homme, rendant cet amour impossible.

Elle est finalement condamnée pour le double-meurtre (la sanction finale est représentée d’une façon absolument saisissante).

Les sonorités cuivrées, teintées poétiquement de subtils motifs par les instruments à vents, créent une tension supplémentaire au moindre geste des danseurs, et la musique entière se fond à une chorégraphie qui dépeint à la fois la légèreté et la fragilité des êtres, la simplicité de chacune de leurs expressions, comme leurs tourments intérieurs les plus profonds.

Alice Renavand (L'Accusée)

Alice Renavand (L'Accusée)

Il y a à la fois un naturel et une évidente fluidité qui parlent directement à chacun de nous.

On pense beaucoup au Romeo et Juliette de Prokofiev chorégraphié par Rudolf Noureev, dont on ne peut que constater la similitude expressive influencée par l’âme de Broadway.

Alice Renavand, nouvelle Etoile, rend lisible toute la sobre tristesse de l’héroïne, tout en affichant un détachement séducteur.

Seul petit reproche, l’introduction récitée en français par un comédien s’écarte de la tonalité américaine du spectacle.

Ouverture de Mademoiselle Julie

Ouverture de Mademoiselle Julie

La seconde partie de soirée s’ouvre alors sur la découverte de Mademoiselle Julie, dans sa production d’origine à l’instar de Fall River Legend.

A nouveau, le créateur des décors est un peintre, Sven X:ET Erixson. On peut voir dans la grande salle principale un ensemble de portraits de famille colorés et drôlement caricaturés, et, au loin, à travers une porte ouverte, s’étend l’horizon qui mène à une mer surmontée d’un bateau au dessin amusamment naïf.

Aurélie Dupont (Julie)

Aurélie Dupont (Julie)

Aurélie Dupont survient alors, dans un de ses derniers rôles à l’Opéra de Paris. Elle est tout, la femme hautaine au regard un peu froid mais séducteur, en apparence sûre d’elle-même, et c’est son drame, extrêmement intériorisé qui, petit à petit, se lit dans la désespérance du geste, après une scène de charme qui apparaît comme un jeu extraordinairement sincère.

Nicolas Le Riche ne lui laisse en fait aucune chance. Il a un magnétisme masculin sauvage qui laisse ressortir une supériorité animale au-delà de son simple statut de serviteur, une superbe gracilité – voir son arrivée tournoyante dans la dernière scène – et tout le duo de séduction avec Julie est un immense moment de sensualité un peu pervers.
Il y a de l’élégance dans cette chorégraphie, mais aussi de magnifiques poses expressives et éphémères.

Nicolas Le Riche (Jean) et Amélie Lamoureux (Christine)

Nicolas Le Riche (Jean) et Amélie Lamoureux (Christine)

La musique de Ture Rangström n’a pas le caractère violent de Fall River Legend, mais elle a la même immédiateté, le même pouvoir de suggestion intime, et une force descriptive plus mystérieuse et lyrique.

On pense alors à la musique de Georges Bizet quand elle subjugue la passion amoureuse de Don José pour Carmen : mêmes emportements, même grâce, et mêmes illusions.

Mais Mademoiselle Julie est aussi un ballet qui rend une âme aux groupes de petites gens, qu'ils soient les villageois du hameau natal de Jean, pleins d’entrain et de joie spontanée, ou bien les revenants de la famille de Julie dansant sous des lumières qui enchantent leurs costumes.

Aurélie Dupont (Julie)

Aurélie Dupont (Julie)

Avec ces deux ballets où la danse, le théâtre, la musique, les décors et costumes s’allient pour faire vivre deux drames qui interrogent notre propre psyché, l’Opéra National de Paris signe un des grands moments de sa saison chorégraphique.

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Publié le 16 Février 2014

Kabaret warszawski (Krzysztof Warlikowski)
Représentations du 12 et 14 février 2014
Théâtre National de Chaillot
Durée 4h30 (avec un entracte)

Mise en scène Krzysztof Warlikowski

Dramaturgie Piotr Gruszczynski
Décor et costumes Malgorzata Szczesniak

Production du Nowy Teatr, Varsovie

Avec Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Maja Ostaszewska, Ewa Dalkowska, Maciej Stuhr, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Magdalena Poplawska, Claude Bardouil, Stanislawa Celinska, Bartosz Gelner, Wojciech Kalarus, Redbad Klijnstra, Zygmunt Malanowicz, Piotr Polak, Jacek Poniedzialek.

                                                                                         Claude Bardouil

Musiciens Pawel Bomert, Piotr Maslanka, Pawel Stankiewicz, Fabian Wlodarek

 

Avec cette nouvelle pièce spécifiquement imaginée pour le public polonais afin de proposer un espace de liberté qui puisse parler de la résurgence des discours nationalistes, de l’accroissement des discours intolérants aux choix de vie minoritaires – sous prétexte qu’en Démocratie seule compte la voix de la majorité – et de l’oppression de plus en plus agressive des milieux catholiques intégristes d’extrême droite, Krzysztof Warlikowski s’est appuyé sur deux oeuvres principales : La pièce I am a Camera (1951) de John Van Druten, qui est le sujet de sa première partie de spectacle et qui se déroule dans le Berlin des années 30 pendant la montée du nazisme, et le film Shortbus (2005) de John Cameron Mitchell, en deuxième partie de spectacle, qui parle de la sexualité comme remède au mal de vivre dans une ville telle que New-York après les attentats du 11 septembre.

Zygmunt Malanowicz

Zygmunt Malanowicz

Contrairement à ses pièces précédentes qui s’inspiraient de sources littéraires approchant l’humain dans sa complexité la plus obscure, Shakespeare, Levin, Coetzee, Kushner, Kafka, Krall, Kane ou bien Koltès, Kabaret warszawski ne contient pas la même richesse de texte.

En revanche, la musique est bien plus prépondérante, ce qui est l’apanage du lieu.

Ainsi, quatre musiciens prennent place sur un côté de la scène pour interpréter live des morceaux contemporains, en alternance avec de la musique enregistrée.

Wojciech Kalarus, Bartosz Gelner, Redbad Klijnstr sur la musique de Oh, du shöner Westerwald

Wojciech Kalarus, Bartosz Gelner, Redbad Klijnstr sur la musique de Oh, du shöner Westerwald

Le voyage musical est absolument vaste et évocateur des lieux et des époques mais avec un sens très réfléchi, puisque que l’on entend aussi bien une marche militaire allemande « Oh, du shöner Westerwald », suivie d’un dance israélienne « Halaila » (La nuit est tombée)« Time to say goodbye », « Je t’aime … moi non plus » en première partie, que du Radiohead, dont le magnifique « How to Disappear Completely », en seconde partie.

Derrière l’apparente légèreté de ces airs, se cache en fait une gravité de situation.

Quant aux amateurs de musique lyrique, eux, ils reconnaitront autant l’ouverture de l’Or du Rhin que le « o du, mein holder Abendstern » de Richard Wagner.

Magdalena Cielecka  (Sally Bowles)

Magdalena Cielecka (Sally Bowles)

Dans I am a Camera, Krzysztof Warlikowski montre Sally Bowles (Magdalena Cielecka) avec une excentricité décoiffante  – c’est le mot – mais aussi à travers des rêves illusoires de célébrité et la solitude qu’elle en récoltera au final ( le personnage de Jacqueline Bonbon n’est que le prolongement de Sally). Derrière les paillettes, pointe le désastre d’une vie où elle n’a dû compter que sur elle-même, et son portrait rejoint celui que le metteur en scène avait fait d’Iphigénie dans  « Iphigénie en Tauride » au Palais Garnier, c'est-à-dire cette fascination pour ces artistes qui auront connu les heures de gloire, et qui finiront dans l’alcool et l’isolement.
On entend, dans le lointain, rompant avec le silence, les réminiscences des airs qu’elle chantait quand elle était plus jeune.

Maciej Stuhr et Piotr Polak (James et Jamie)

Maciej Stuhr et Piotr Polak (James et Jamie)

La montée du nazisme est figurée par la projection du défilé des jeux olympiques de 1936 devant Hitler. A voir toutes ces nationalités, on reste ébahi à se demander, encore aujourd’hui, comment des représentants du monde entier, occidentaux mais aussi africains ou asiatiques, ont pu marcher dans cette propagande, et comment la capacité d’obéissance de l’homme peut l’amener à coopérer aussi loin même avec un tel régime.

Les dernières scènes montrent comment l’individu se déconstruit en se pliant à l’idéologie d’un Hitler de cabaret, alors que les premières violences antisémites, dans un univers de plus en plus glauque, commencent à frapper.

Piotr Polak et Magdalena Poplawska

Piotr Polak et Magdalena Poplawska

La seconde partie, Short Bus, place l’expression de l’identité sexuelle au cœur du sujet en reprenant des scènes du film, comme l’évolution de Sofia, thérapeute et sexologue qui n’a jamais connu d’orgasme, ou bien la recherche du partenaire idéal qui pourrait aider Jamie et James à résoudre les difficultés sexuelles de leur couple.

A cela, s’ajoute toute une partie, trop longue, sans doute, sur la vie de Justin Vivian Bond, artiste transsexuel, alors que seule une de ses chansons était évoquée à la fin du film au moment de la panne de courant.

Kabaret warszawski (Krzysztof Warlikowski) Théâtre Chaillot

Si le film avait pour but de démythifier le sexe – la plupart des actes ne sont pas simulés, et l’actrice Sook-Yin Lee avait même failli être licenciée par son employeur pour cela - Krzysztof Warlikowski le ridiculise plus ou moins consciemment tout en essayant d’en extraire une certaine poésie (voir la dernière scène aquatique).

C’est drôle, les acteurs sont fascinants d’aisance corporelle, et leur langage parlé est d’une plasticité sensuelle troublante, même si le propos est cru. En tout cas, ce rapport à l’être corporel est magnifiquement mis en valeur en mélangeant érotisme, vulgarité, improvisation et liberté de geste qui rendent ce sentiment de libération si prégnant.

Krzysztof Warlikowski, Maciej Stuhr et Wojciech Kalarus

Krzysztof Warlikowski, Maciej Stuhr et Wojciech Kalarus

Et c’est ce travail de style qui s’admire tant et fait envie. Pour la première fois le comédien Bartosz Gelner apparaît dans une pièce de Warlikowski, comédien d’une aisance physique fine et stupéfiante, dont les traits du visage évoquent étrangement ceux du metteur en scène.

Dans les dernières minutes Warlikowski pose la question du sexe par rapport à la liberté. Cette question n’est absolument pas anodine, car il invite à évaluer toutes les facettes de la vie par rapport aux libertés qu’elles nous font gagner.

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Publié le 15 Février 2014

Tristan et Iseult (Richard Wagner)
Représentations du 04 et 08 février 2014
Teatro Real de Madrid

Isolde Violeta Urmana
Tristan Robert Dean Smith
Le roi Marke Franz-Josef Selig
Brangäne Ekaterina Gubanova
Kurwenal Jukka Rasilainen
Melot Nabil Suliman
Un marin, un berger Alfredo Nigro
Un timonier César San Martin

Mise en scène Peter Sellars
Artiste Vidéo Bill Viola

Direction musicale Marc Piollet
Production de l’Opéra National de Paris (2005)
                                                                                           Violeta Urmana (Isolde)

Il est rare d’entendre l’orchestre du Teatro Real de Madrid interpréter en alternance deux œuvres lyriques pendant tout un mois. En couplant Tristan und Isolde à la création mondiale de Brokeback Mountain, Gerard Mortier a en effet souhaité lier ces deux ouvrages qui parlent d’un amour qui dérange une société construite sur des règles bien définies.

Fin acte I (vidéo Bill Viola)

Fin acte I (vidéo Bill Viola)

Et pour la reprise du drame lyrique de Wagner, avec les images vidéo de Bill Viola, il a réussi à afficher les deux rôles titres qui seront sur la scène parisienne deux mois plus tard, en avril et mai de cette année, dans la même production, sous la baguette de Philippe Jordan.

Il était initialement prévu que Teodor Currentzis dirige les représentations madrilènes, mais des raisons de santé l’ont amené à être remplacé par Marc Piollet, un directeur musical que Mortier apprécie pour sa bonne entente avec les metteurs en scène.

Ekaterina Gubanova (Brangäne)

Ekaterina Gubanova (Brangäne)

Si l’on n’entend pas l’audace d’un Currentzis, le chef français conduit cependant les musiciens vers une lecture fluide et lumineuse de Tristan und Isolde, et leur communique une énergie juvénile qui s’étend dans tout le théâtre. On entend ainsi d’amples et profonds mouvements fascinants par leur pureté.

Et bien que les imprécisions soient perceptibles lors de la représentation du mardi, elles seront plus rares lors de la dernière du samedi, devant un public séduit. Néanmoins, on sent que la couleur orchestrale de l’ensemble pourrait être plus chatoyante dans les passages frémissants, plus finement majestueuse d’évanescences, et moins brouillée dans la violence fracassante du début du second acte.

Violeta Urmana (Isolde)

Violeta Urmana (Isolde)

Mais un des choix de disposition absolument saisissant se révèle au début du troisième acte lorsque le son du cor anglais accompagnant la plainte de Tristan se libère du haut de l’amphithéâtre, contre la scène, sans être visible. Il faut, à ce moment-là, être situé dans l’un des balcons opposés pour être le plus ému par le mystère de cet appel.

Sur scène, Violeta Urmana et Robert Dean Smith incarnent le couple titre. Ceux qui doutent que la soprano lithuanienne soit une des grandes Isolde d’aujourd’hui ont tout le premier acte pour oublier l’acidité vocale qu’on lui connait dans le répertoire italien.

Robert Dean Smith (Tristan) et Violeta Urmana (Isolde)

Robert Dean Smith (Tristan) et Violeta Urmana (Isolde)

Dans cet acte, ses graves rendent magnifiquement expressive la sonorité allemande des mots, et la personnalité véhémente qu’elle caractérise semble si proche de sa nature, que la princesse d’Irlande prend une dimension puissamment déterminée. Ce n’est donc pas par sa tendresse qu’elle peut nous toucher.

Au début de l’année 2013, Violeta Urmana avait cependant chanté à la salle Pleyel une Mort d’Isolde bouleversante d’irréalité. Cet effet ne s’est pas reproduit à Madrid, mais il est possible que l’acoustique et la configuration du théâtre rendent sa voix beaucoup trop présente pour pouvoir recréer cette impression.

Robert Dean Smith (Tristan)

Robert Dean Smith (Tristan)

Son partenaire attitré, dans nombre de représentations internationales, a indéniablement un timbre et une technique qui évoquent une douceur mélancolique.
Mais Robert Dean Smith a trop tendance à chanter avec les mêmes expressions inutilement affligées, de soudains rayonnements souriants, qui ne sont absolument pas à la hauteur de ce que devrait ressentir Tristan, c'est-à-dire une souffrance dans laquelle s’engouffre tout son être.

Acte II (vidéo Bill Viola)

Acte II (vidéo Bill Viola)

Nous avons cependant deux grands personnages qui se confrontent à ce duo de légende, deux personnages interprétés par les deux mêmes artistes qui avaient participé à la création parisienne de ce spectacle au printemps 2005 : Ekaterina Gubanova, et Franz-Josef Selig. Ils sont entièrement splendides.

Le timbre homogène et fumé de la mezzo-soprano russe s’est solidifié depuis, et ce sont ses appels lancés du haut de l'amphithéâtre central vers la scène, face à la vision d'une pleine lune éclairant les amants, qui ennoblissent tant sa belle présence. 

Franz-Josef Selig  (Le Roi Marke)

Franz-Josef Selig (Le Roi Marke)

Et Franz-Josef Selig, en étant simplement là, donne corps à un Roi Marke qui n’en finit pas de pleurer ses déchirures sur ses désillusions envers Tristan, et d’en bouleverser la salle entière.

Dans les rôles plus secondaires, Nabil Suliman joue un Melot froidement expressif, Alfredo Nigro semble beaucoup trop mûr pour incarner la jeunesse du marin et du berger, et Jukka Rasilainen, s’il a l’usure d’un Kurwenal âgé, est un peu trop figé dans son monde, à l’image de Robert Dean Smith.

Violeta Urmana (Isolde) et Robert Dean Smith (Tristan)

Violeta Urmana (Isolde) et Robert Dean Smith (Tristan)

S’il y a un intérêt à voir ce spectacle à Madrid, il provient des dimensions plus humaines de la scène par rapport à l’Opéra Bastille. On est ainsi beaucoup plus capté par le jeu scénique précis voulu par Peter Sellars – les connaisseurs relèveront les variations par rapport à la création, comme le double geste d’affection et de protection d’Isolde et de Marke à l'égard de Tristan, avant qu'il ne soit mortellement blessé – et les vidéos de Bill Viola retrouvent un pouvoir hypnotisant plus subtil.

Seul petit reproche musical, l'unité vocale du chœur, souvent réparti de part et d'autre dans les coulisses des loges de balcons, se dissout sans que l'impact théâtral en soit renforcé.

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Publié le 12 Février 2014

Brokeback Mountain (Charles Wuorinen)
Livret d'Annie Proulx, basé sur son oeuvre homonyme
Représentations du 05 et 07 février 2014
Teatro Real de Madrid

Ennis del Mar Daniel Okulitch
Jack Twist Tom Randle
Alma Heather Buck
Lureen Hannah Esther Minutillo
Aguirre / Hog-boy Ethan Herschenfeld
Madre de Alma Celia Alcedo
Padre de Jack Ryan MacPherson
Madre de Jack Jane Henschel
Camarera Hilary Summers
Vendedora Letitia Singleton
Vaquero Gaizka Gurruchaga
Bill Jones Vasco Fracanzani

Direction musicale Titus Engel                               Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)
Mise en scène Ivo van Hove
Création Mondiale

Initialement prévue pour le New York City Opera, la création mondiale de Brokeback Mountain est apparue d'emblée comme un succès auprès de la presse internationale et du public madrilène, alors que l'on pouvait s'attendre à un accueil au moins partiellement houleux.

Il n'en a rien été, et cela on le doit à l'ensemble des composantes de cet opéra, la qualité du texte du livret, la justesse de l'écriture musicale et de son interprétation - même si elle n'est pas novatrice, la sensibilité de la mise en scène, et l'entière implication de cœur de tous les artistes, les deux rôles principaux masculins en particulier.

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Mortier avait prévenu, loin d'en faire un étendard gay qui tuerait l'universalité du propos, l'accent est mis sur la force d'un amour vital qu'aucune valeur illusoire de la société ne peut contrer.

Les femmes respectives d'Ennis et Jack, Alma et Lureen, avec lesquelles ils auront chacun des enfants, ne comprennent pas l'attachement entre les deux hommes, mais, également, ne considèrent pas leur propre mariage comme un pur sacrement de leur amour. L'une y voit un moyen pour atteindre un statut social, l'autre en attend une immense satisfaction sexuelle. Il y a donc des conditions et des attentes d'un côté, et, de l’autre, un amour inconditionnel qui n'existe que pour lui-même.

Hannah Esther Minutillo (Lureen)

Hannah Esther Minutillo (Lureen)

Dans sa mise en scène, Ivo van Hove représente cela en montant sur un même plateau les intérieurs des deux appartements où les deux hommes vivent en famille, ainsi que la chambre de motel où ils peuvent se retrouver. La scène, totalement encombrée de meubles aux formes et couleurs aseptisées, devient ainsi le contraire de ce grand espace désolé présent en première partie, et planté sous une large projection des paysages montagneux du Wyoming.

Par ailleurs, comme seul souvenir de ce grand moment de liberté, apparaît dans le salon de Jack un petit téléviseur noir et blanc qui diffuse en continu un film d'aventure se déroulant dans une nature sauvage, seule compensation pour un homme dorénavant coupé de son environnement naturel d'origine.

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Daniel Okulitch (Ennis) et Tom Randle (Jack)

Mais ce n'est pas la scénographie, simple et très lisible, qui est le point fort de ce travail, sinon la délicate et sensible construction des rapports humains qui lient les personnages de ce drame.
La relation entre Ennis et Jack est en effet finement teintée de tendresse réciproque, mais à un point que l'on en vient à voir cela d'un œil totalement extérieur et à admirer la capacité d'intériorisation de Daniel Okulitch et Tom Randle à incarner les deux cowboys avec une telle aisance. Même leur violence quand ils se bagarrent pour une unique fois est jouée avec un réalisme rare sur une scène lyrique.
 

Et si tout parait simple pour Jack, ce n'est pas le cas d'Ennis qui doit dépasser nombre d'obstacles, son conditionnement familial, la crainte du regard des autres, et sa terreur profonde engendrée par un meurtre homophobe dont il entendit le récit lorsqu'il était adolescent.

La permanence de cet amour est, il est vrai, surlignée un peu fortement lors des interludes, en affichant à gros trait la valeur du temps qui passe - quatre ans après, dix ans après ... – mais il s’agit bien de montrer cette force infaillible qui dépasse les deux hommes eux-mêmes.

 

  

                                                                        Heather Buck (Alma)

Après la mort de Jack, la confrontation d’Ennis aux parents de son ami donne lieu à une scène de dénouement attendue sans qu’elle ne perde de sa force émotionnelle. Il faut dire que Ryan MacPherson et Jane Henschel montrent le visage de parents pétris de douleurs de façon très différente : le père crache littéralement son refus de se voir encore plus séparé du souvenir de son fils, alors que la mère arrive à conserver son empathie pour Ennis - malgré l’immense sentiment de perte - qu’elle reconnait comme le seul ami de son fils.
Ne restent plus que les regrets de cet homme maintenant seul.

Si la manière de traiter un tel sujet est aussi bien passée auprès des spectateurs, elle le doit pour beaucoup à l’ensemble des interprètes. Daniel Okulitch et Tom Randle sont superbement complémentaires, et ils allient à la fois une perfection physique démonstrative – au risque de flirter avec les standards esthétiques de la culture médiatique gay – et une très belle caractérisation vocale.

Daniel Okulitch (Ennis)

Daniel Okulitch (Ennis)

Le jeune baryton canadien dégage une force charnelle magnifique, alors que son partenaire est tout autant incisif et déterminé dans son art déclamatif.

Dans les deux rôles principaux féminins, Hannah Esther Minutillo est toujours aussi reconnaissable de par son timbre un peu étrange et sauvage, mais Heather Buck, qui a un rôle plus conséquent, étale un tempérament bouillonnant qu’elle soutient avec un bien séduisant accent.

Et les petits rôles réservent également de petites surprises, comme la voix contralto ambiguë d’Hilary Summer et la délicatesse précieuse de Laetitia Singleton.

Brokeback Mountain (Wuorinen-Proulx-van Hove) Madrid

Quant à la musique de Charles Wuorinen, elle a été composée autant pour soutenir un climat intime que pour décrire le mystère sombre des grands espaces, ou bien pour porter toutes les contradictions humaines du langage des artistes.

L’orchestre, riche de plus de soixante-dix instruments, met en valeur un très large panel de sonorités depuis la douceur liquide du piano et des xylophones aux accents de cordes les plus arides. Les vents viennent piquer le chant des protagonistes, en décrire l’agitation intérieure, mais ils peuvent aussi s’estomper devant le lyrisme des archets lorsqu’ils évoquent les rêves de liberté des êtres.

Le chant et la musique sont donc intimement liés à la vie des corps et aux menaces d’un monde oppressant.

Jane Henschel (la mère de Jack)

Jane Henschel (la mère de Jack)

Et c’est cette fusion parfaite entre un drame tendu en permanence – avec de rares moments de relâchements -, une musique alliée à l’action mais qui ne cherche pas à dominer la force expressive des chanteurs, et, surtout, un livret (écrit par Annie Proulx à partir de sa propre nouvelle) psychologiquement complexe et qui ménage le public du théâtre lyrique – celui-ci y vient généralement pour le pur plaisir esthétique – qui fait de cette œuvre une totalité qui captive le spectateur dans son rapport à la vie.

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Publié le 9 Février 2014

Seul dans Berlin (Hans Fallada)
“Jeder stirbt für sich allein”
Représentation du 02 février 2014
Théâtre Nanterre-Amandiers
 
Otto Quangel Thomas Niehaus
Anna Quangel Oda Thormeyer
Kommissar Escherich André Szymanski
Eva Kluge Catherine Seifert
Enno Kluge Daniel Lommatzsch
Trudel Baumann / Anwalt Erwin Troll Maja Schöne
Kammergerichtsrat Fromm / Obergruppenfuehrer Prall Barbara Nüsse
Emil Barkhausen / Kommissar Laub / Schupo Alexander Simon
Schauspieler Max Harteisen / Karl Hergesell / Kuno-Dieter Barkhausen  Mirco Kreibich
Frau Rosenthal / Hete Haeberle / Kriminalrat Zott Gabriela Maria Schmeide
Der Säugling / Oberpostsekretaer Millek Benjamin-Lew Klon   

  
Adaptation Luk Perceval et Christina Bellingen       Daniel Lommatzsch (Enno Kluge)
Mise en scène Luk Perceval
Production Thalia Theater Hamburg

Mettre en scène un roman qui décrit avec une précision humaine rare les conditions de vie de la population berlinoise sous le régime nazi oblige à choisir un regard qui ne pourra jamais totalement rendre l'entière complexité des relations qui lièrent la vingtaine de personnages évoqués dans ce livre.

Ceci est d'autant plus vrai qu'une nouvelle traduction du texte vient d'être réalisée par Laurence Courtois (2014 - Editions Denoël) pour, d'une part, mieux restituer le langage familier des mots, et, d'autre part, y intégrer les passages coupés dans la version de référence d' Alain Virelle et André Vandervoorde (1984-Folio).

Seul dans Berlin (Luk Perceval-Thalia Theater) Amandiers

Pour son adaptation, Luk Perceval choisit de faire confiance à un espace vide planté devant une immense toile qui ressemble à une photographie aérienne d'un quartier de Berlin, et sur lequel n'apparait, en tout et pour tout, qu'un seul objet : une table.

Et sur la droite, une petite fosse symbolise le bord du lac au fond duquel le cadavre d'Enno Kluge disparaitra sous la main du commissaire Escherich. Cette scène, une des plus suffocantes de la pièce, se déroule dans une pénombre totale à peine percée d'un fin rayon lumineux qui éclaire les visages des deux hommes. Un bruit de fond entretien la tension, et les dialogues s'échangent dans un calme serein jusqu'au meurtre libérateur.

Seul dans Berlin (Luk Perceval-Thalia Theater) Amandiers

Dès le début du spectacle, le langage des acteurs porte en lui quelque chose d'entier et de direct. C'est même par une expression douloureuse, la rage de Madame Rosenthal, que l'on est introduit dans cet univers. Rien ne trahit l'illusion, et tous semblent mus par une histoire personnelle chargée.
Les habitants de la rue Jablonski déambulent indifféremment à travers la scène, et pourtant, parmi ceux-ci, certains seront des délateurs ou des bourreaux du régime, et d'autres, des victimes.

C'est cette première impression qui pose le problème : qui, parmi un entourage qui n'a l'air de rien, agit dans votre dos, rapporte vos faits et gestes, et vous surveille? La mentalité collaborationniste commence par ces petits actes que l'on peut vivre tous les jours, par exemple dans notre travail. On pense beaucoup au film de Florian Henckel von Donnersmarck, 'La vie des autres', même s'il se réfère au régime de la Stasi, 40 ans plus tard.
C'est une des conséquences du dépouillement du plateau : on peut plus facilement transposer la situation.
 

Mirco Kreibich (Kuno-Dieter)

Mirco Kreibich (Kuno-Dieter)

Mais la réalité oppressive des années 1940 est très clairement affichée et passe, d'abord, par le pouvoir évocateur des costumes de la gestapo et des jeunesses hitlériennes. Mirco Kreibich joue le personnage de Kuno-Dieter d'une façon extraordinairement folle et démoniaque. Et dans la dernière scène, le fait de le revoir sain et sauf, totalement heureux et sans remords, montre comment Fallada a pu saisir cette incroyable capacité de la vie à sortir indemne d'une situation où elle s'était totalement compromise.

Ce dernier sursaut vient par ailleurs alléger- le roman est ainsi construit - une dernière demi-heure lourde au cours de laquelle on assiste à la torture du couple Quangel par la simple oppression des mots, du noir des lieux, de l'atonie du verbe, et du pouvoir de la suggestion - lorsque l'on entend les cris d'Anna.

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Publié le 2 Février 2014

Un ennemi du peuple (Henrik Ibsen)

Représentation du 31 janvier 2014

Théâtre de la ville

 

Le docteur Stockmann Stefan Stern

Le conseiller municipal Ingo Hülsmann

Madame Stockmann Eva Meckbach

Hovstad Christoph Gawenda

Aslaksen David Ruland

Billing Moritz Gottwal

Morten Kill Thomas Bading

 

Mise en scène Thomas Ostermeier

Production Schaubühne Berlin                                          Stefan Stern (docteur Stockmann)

 

Il faut quelque peu ne pas vouloir voir la nature humaine en face pour affirmer sortir heureux d’un spectacle tel qu’il nous est possible de le voir au Théâtre de la ville, « Un ennemi du peuple ».

On est en premier lieu ébloui par la vérité des personnages qu’incarnent les acteurs de la Schaubühne. Ils ont une manière de vivre extrêmement naturelle, une liberté d’expression corporelle presque érotique, comme s’ils n’étaient pas observés dans leur petite vie, à la croisée de la fin de l‘adolescence et de l‘entrée dans le monde adulte, par les spectateurs tapis sur les gradins de la salle.

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Moritz Gottwald (Billing) et Christoph Gawenda (Hovstad)

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Moritz Gottwald (Billing) et Christoph Gawenda (Hovstad)

Tout se passe ainsi dans le salon d’un appartement qui sert, également, de lieu de répétition au monde musical intérieur de Billing (Moritz Gottwald). Et ce qui ne peut être présenté sur scène, qu’il s’agisse d’éléments de mobilier ou bien des questionnements et des rêves de ces jeunes actuels, est confusément dessiné à la craie sur les différents plans muraux.

Tout est donc mis en place pour que notre empathie se place du côté du docteur Stockmann (Stefan Stern), et de sa prise de conscience du danger pour la population que constitue la contamination des eaux de son village. 

Il se crée alors un climat intime et confortable qui capte, petit à petit, l’attention de l’auditeur.

Moritz Gottwald (Billing) et  Eva Meckbach (Madame Stockmann)

Moritz Gottwald (Billing) et Eva Meckbach (Madame Stockmann)

Seulement, face aux enjeux économiques que défend le maire, le docteur se trouve être un homme seul face au peuple.

Et le coup de force de ce spectacle se produit lorsque la lumière se rallume dans la salle afin que le débat public prenne à partie l’ensemble du théâtre. Cette prise de risque, qui rend la situation totalement imprévisible, permet non seulement d’entendre comment certains spectateurs se positionnent par rapport à la défense de Stockmann, mais aussi comment nous sommes, nous, tous vulnérables à l’effet d’entrainement, et comment la fausse sincérité scandalisée peut brouiller le jugement d’autrui. Ainsi voit-on la majorité du public se rallier au docteur car, tout simplement, sa description de la société narcissique contemporaine - les propos de la pièce sont adaptés à notre époque - sonne entièrement juste.

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Thomas Bading (Morten Kill) et Ingo Hülsmann (Le conseiller municipal)

Eva Meckbach (Madame Stockmann), Thomas Bading (Morten Kill) et Ingo Hülsmann (Le conseiller municipal)

On entend des réactions idéalistes d’appels à la solidarité qui passe par une forme de résistance collective au système capitaliste, ou bien des interrogations sur la vie intime du maire qui renvoient à la tyrannie de la transparence sous laquelle nous vivons aujourd’hui.

L’un des acteurs ne manque pas de souligner l’hypocrisie du public qui semble trop bien intentionné – sans qu'aucune réaction hostile ne vienne le contredire - alors que, vraisemblablement, nous sommes nous-mêmes pris dans le cynisme d’une situation économique sur laquelle nous fermons les yeux assez facilement.

Les étudiants sont présents en nombre, pendant ces représentations, et ils sont donc les plus sincèrement portés du côté du docteur. Mais comment évolueront-ils, plus tard, face aux réalités de la vie ? 

Stefan Stern (docteur Stockmann)

Stefan Stern (docteur Stockmann)

L’ennemi du peuple fut écrit en 1880, au moment où les grands idéaux ouvriers commençaient à se développer sous la contrainte du développement industriel, et avant l’avènement d’Hitler au pouvoir, quand tout un pays laissa la voie libre à un homme charismatique qui avait réussi à manipuler l’opinion avec une immense facilité.

Mais aujourd’hui les idéologies sont passées, le matérialisme est devenu une valeur banale, et les illusions de Stockmann font rire. Et après une scène de lapidation à coups de balles chargées de liquide de peinture, le pauvre docteur se retrouve avec sa femme, seul, sûr de sa force, avant que la lumière ne s’éteigne dans un profond silence.

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Publié le 22 Janvier 2014

La Force du destin (Giuseppe Verdi)
Représentation du  18 janvier 2014
Oper Köln (Cologne)

Il Marchese di Calatrava Wilfried Staber
Leonora di Vargas Adina Aaron
Don Carlo di Vargas Vladimir Stoyanov
Alvaro Burkhard Fritz
Padre Guardiano Young Doo Park
Fra Melitone Matias Tosi
Preziosilla Katrin Wundsam
Mastro Trabuco Ralf Rachbauer
Alcalde Marcelo de Souza Felix
Chirurgo Luke Stoker
Curra Andrea Andonian

 Chor der Oper Köln & Extra Chor
Orchester Gürzenich-Orchester Köln

Direction musicale Will Humburg
Mise en scène Olivier Py                                         Adina Aaron (Leonore)

Depuis le début de cette année 2014, Olivier Py est dorénavant totalement investi par sa mission à la direction du festival d’Avignon, et il laisse de côté, pour quelques temps, son travail de metteur en scène d’Opéra.

La production de La Forza del destino qu’il a réalisé pour l’Opéra de Cologne est donc une reprise qui marquait ses débuts dans un théâtre lyrique allemand. Elle fut suivie par une seconde mise en scène d’un opéra de Verdi, à l’ouverture du festival de Munich 2013 :  Il Trovatore.

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Comme pour ce dernier, la dramaturgie de La Force du destin n’est pas facile à suivre, avec cette histoire improbable de deux ennemis qui deviennent, sans se reconnaître, les meilleurs amis du monde sur le champ de bataille. Sous l’angle de vue d’Olivier Py, ce destin prend la forme d’une force qui bouscule tout, entraîne tout un monde vers un chaos - l’apocalypse est proche - que même la foi religieuse ne peut contrer, si bien qu’aucun protagoniste, hormis le père, ne survit : Alvaro se suicide et Preziosilla finit même fusillée à la fin de farandole du troisième acte.
 

Cette œuvre de Verdi, composée quelques mois après que Victor-Emmanuel II soit devenu Roi d’Italie, se déroule pendant la Guerre de succession d’Autriche (1740-1748) sur un des fronts qui opposa les Espagnols et les Français aux Autrichiens dans la péninsule italique.

C’est une dénonciation de la fatalité humaine de la guerre qui transparait dans cette mise en scène extrêmement sombre : le drapeau nationaliste italien flotte au dessus des têtes pour galvaniser les foules, Preziosilla aguiche l’appétit sexuel des soldats, les décors n’arrêtent pas de se bousculer très loin dans l’arrière scène, et d’immenses roues tournent en permanence tandis que la présence d’un ange maléfique signe l’exécution du jugement final.

 

 

   Adina Aaron (Leonore)

Les décors sont massifs et se reconfigurent en permanence sous un ciel zébré d’éclairs, ce qui finit par faire ressentir une lourdeur assommante. Olivier Py donne surtout de la force aux grands mouvements de masses, les religieux, les militaires, la population paysanne qui finissent tous par s’opposer les uns aux autres. La rancune et l’histoire sentimentale qui lient les personnages principaux sont, elles, totalement défaites sous cette pression des évènements.

Fond du décor acte I

Fond du décor acte I

Musicalement, la distribution est dominée par Adina Aaron. Elle est une Leonore éblouissante d’homogénéité et d’expressivité, et elle peut soutenir une musicalité qui perdure sans que le souffle ne semble se reprendre même dans les pianis les plus discrets.
  La projection est splendide, et rien ne laisse transparaître un tempérament de diva, sinon, plutôt,  une manière d’être sur scène assez franche. 

 Burkhard Fritz détonne considérablement dans cet opéra, car ce ténor wagnérien - il fut  Parsifal à Bayreuth au cours de l’été 2012 - a surtout la voix puissante et grimaçante de Mime ou de Loge. Rien d’italien, donc, dans son chant, mais, cependant, une certaine capacité à émouvoir qui trouve son accomplissement dans le grand duo du troisième acte avec Carlo.

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Katrin Wundsam (Preziosilla)

Dans ce rôle, justement, Vladimir Stoyanov fait bien meilleure impression que dans la production de Jean-Claude Auvray qui fut créée à l’Opéra Bastille en novembre 2011 : ses inflexions verdiennes restituent les couleurs sanguines que cette œuvre porte en elle, sans qu’il soit pour autant le grand baryton pétrifiant qu’il devrait être.

Young Doo Park est, lui, un magnifique prêtre dont les intonations prennent, parfois, des teintes slaves, et Katrin Wundsam, à la voix très claire et dispersée, est surtout une Preziosilla fantastiquement exubérante.

Burkhard Fritz (Alvaro) et Vladimir Stoyanov (Don Carlo di Vargas)

Burkhard Fritz (Alvaro) et Vladimir Stoyanov (Don Carlo di Vargas)

Chœur fluide et à l’unisson, direction d’orchestre emportée par un chef, Will Humburg, qui ne ménage ni l’énergie ni la fougue des musiciens, la texture orchestrale est d’un esthétisme très allemand, affiné et sensuel, mais qui se dilue sensiblement dans l’acoustique réverbérée de cette salle musicale située en face de la cathédrale, le long du Rhin, et où se déroulent les représentations en attendant la fin de la rénovation de l‘opéra de Cologne.

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Publié le 20 Janvier 2014

Platonov (Anton Tchekhov) Le Fléau de l’absence des pères
Représentation du 09 janvier 2014
Odéon Théâtre de l’Europe - Ateliers Berthier

Mikhail Platonov Joseph Fourez
Sophia Iegorovna Sophie Dumont
Anna Petrovna Elsa Granat
Sacha Macha Dussart
Serguei Voinitsev Valentin Boraud
Ivan Triletski Guillaume Compiano
Nikolai Triletski Tristan Gonzales
Ossip Arnaud Charin

Scénographie & Mise en scène Benjamin Porée

Production Compagnie La Musicienne du Silence
Coproduction Odéon - Théâtre de l’Europe, Théâtre de Vanves
Créé le 11 mai 2012 au Théâtre de Vanves

                                                                                                              Joseph Fourez (Mikhail Platonov)

 

Le hasard des circonstances a du bon, parfois, surtout s’il permet de découvrir le travail d’un jeune metteur en scène, Benjamin Porée, qui n’était pas forcément attendu au cours de la saison bien avancée du Théâtre de l’Europe.

Dès le début de ce spectacle qui s’étend sur quatre heures trente, on sent tout de même un certain académisme qui rappelle celui de la Comédie Française, c’est-à-dire une façon de déclamer qui ne sonne pas tout à fait naturelle.

Joseph Fourez (Mikhail Platonov) et Sophie Dumont (Sophia Iegorovna)

Joseph Fourez (Mikhail Platonov) et Sophie Dumont (Sophia Iegorovna)

Mais les expressions corporelles des personnages vivent et interagissent avec célérité, et l’ensemble de la troupe, une vingtaine d’acteurs, est lié par une énergie de vie qui se ressent très rapidement.

Ce jeu se construit alors pour aboutir à un premier grand tableau réussi, le tableau des jardins de la maison des Voinitsev qui couvre toute la deuxième partie du premier acte.

Il y règne un foisonnement étourdissant entre la scène centrale et l’arrière scène, où les invités mènent la grande vie autour de la table conviviale, jusqu’à la scène de bal entrainante. On y distingue les mauvais et les bons danseurs, et tout ce petit monde semble heureux. Mais, par la suite, les relations malheureuses entre Platonov et les héroïnes principales, Sophia, Anna et Sacha mettent sous tension toute la fin de cet acte.

Joseph Fourez (Mikhail Platonov) et Sophie Dumont (Sophia Iegorovna)

Joseph Fourez (Mikhail Platonov) et Sophie Dumont (Sophia Iegorovna)

Le second, à la lisière d’une forêt, se déroule dans l’ombre, et les poteaux télégraphiques originels sont remplacés par des balançoires vides, comme le souvenir d’une enfance heureuse perdue à laquelle se sont substitués le noir et le silence d’une absence.

C’est pourtant véritablement le troisième acte qui signe un grand moment de théâtre, car le lieu est resserré vers l’avant scène, elle-même jonchée d’un mur de bouteilles de vin - on se souvient également du tapis de bouteilles qui irisait la chambre de Petra von Kant dans la mise en scène de Martin Kusej - qui dit tout de la spirale de problèmes irrésolus qui entraîne Platonov vers le néant.

Dans cet acte, Benjamin Porée reconstitue une pièce sale et décrépie, mais représente Platonov, contrairement aux descriptions sordides du texte, dans l’entière nudité de son corps splendide. Il se crée alors un contraste saisissant entre la fraicheur de l’apparence physique de Joseph Fourez et la déliquescence mentale et lucide qu’il confronte à ses protagonistes.

Joseph Fourez (Mikhail Platonov) et Sophie Dumont (Sophia Iegorovna)

Joseph Fourez (Mikhail Platonov) et Sophie Dumont (Sophia Iegorovna)

C’est d’ailleurs dans cet acte que l’on comprend réellement ce qui le lie à sa femme Sacha, la bourgeoise protectrice, à Sophia, qui voit en lui une inspiration spirituelle que ne peut lui apporter son mari figé dans son statut social, et Anna Petrovna, sa mère intime. Elsa Granat est sans doute l’actrice qui dégage une profondeur viscérale la plus marquante parmi ces jeunes artistes pleins de vie. Sophie Dumont (Sophia), elle, fait considérablement penser au personnage d'Elvire de par la sensibilité digne qu'elle dégage.

En trainant ainsi sa nudité jusque dans sa baignoire, Benjamin Porée assimile Platonov à Hamlet, perdus qu’ils sont, tous deux, sans figure paternelle solide et fiable proche d’eux. Mais le plus inexplicable est de voir comment un être qui se détruit s’attire en même temps l’amour de ces trois femmes. Bien entendu, on voudrait rapprocher Platonov de Don Giovanni, mais le personnage que l’on voit ici a une conscience tellement négative de lui-même que l’on ne peut même plus l’assimiler au héros mythique.

Valentin Boraud (Serguei Voinitsev)

Valentin Boraud (Serguei Voinitsev)

Le dernier acte s’achève alors dans un immense salon presque vide. Ne trainent plus que deux vieux canapés, deux lustres, quelques chaises et un gramophone. L’ambiance dépressive plate contamine tous les survivants de ce désastre psychologique.

Anton Tchekhov avait 18 ans quand il écrivit cette pièce qui est sa première œuvre. Le texte, si rythmé et si révélateur des âmes, paraît cependant trop dense pour que la représentation théâtrale suffise à tout en saisir, ce qui invite, ainsi, à le relire dans les jours qui suivent.

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Publié le 10 Janvier 2014

Plexus - Pièce pour Kaori Ito (Aurélien Bory)
Représentation du 08 janvier 2014
Théâtre de la Ville (au Théâtre des Abbesses)
 
 
Scénographie & Mise en scène Aurélien Bory
Chorégraphie Kaori Ito
Composition musicale Joan Cambon
Création Lumières Arno Veyrat

 
Production Compagnie 111 - Aurélien Bory

 
Avec Kaori Ito

 
 
Cette pièce imaginée par Aurélien Bory pour Kaori Ito a beau ne durer qu’une petite heure, elle n’en dégage pas moins une puissance troublante et fascinante. Tout est en effet conçu pour donner l’illusion d’une force invisible qui contraint les mouvements de l’artiste présente sur scène, un peu à la manière d’une matière sombre qui dominerait sa vie.
  
On se retrouve alors face à une forêt de structures de bandes verticales élastiques dont l’artifice est invisible. La lumière, dorée, se reflète sur une partie de ce décor, dans l’ombre duquel Kaori Ito semble, dans un premier temps, se débattre. Qu’elle tente de tomber, son corps tordu se bloque et se glace, qu’elle veuille se relever, un lien insoupçonnable la redresse. Seuls les battements de son cœur sont évoqués et amplifiés.
Plexus - Pièce pour Kaori Ito (A.Bory) Théâtre de la Ville
Cette vision donne l’impression d’être hypnotisé par un être qui se débat avec sa propre intériorité.

Puis le décor tourne, et, sans comprendre pourquoi, il change de forme et prend plutôt l’aspect d’une croix. Et, à nouveau, la danseuse, ou bien l’acrobate, on ne sait même plus comment la décrire, cherche à gagner sa liberté. La musique prend de plus en plus d’importance, sorte de New-wave et de musique répétitive qui évoque le même style de musique que l’on peut entendre, au même moment, au Théâtre du Châtelet qui reprend Einstein on the Beach.
 
Ensuite, cette chorégraphie devient aérienne. L’artiste japonaise surnage en apesanteur, puis son corps s'élève avec la même posture mortelle que celle qu'avait magnifiquement réalisé Bill Viola à la fin de sa vidéo de Tristan & Isolde.
Malgré l’obscurité, on ne ressent absolument rien d’oppressant.
Il s’agit même d’une naissance, d’une éclosion qui se met en scène, avec ses spasmes les plus violents.

Le plateau se libère enfin. Dans une atmosphère d’ombres argentées, Kaori Ito se jette au sol, se courbe pour jeter des cris inaudibles vers le haut, et elle tournoie avec un voile noir flottant et sensuel.

Et soudain, au bruit de pas de géants tonitruants,  la scène devient immatérielle.  Le sol ne se distingue plus, plus aucune limite ne paraît visible, et la jeune femme s’envole vers le ciel dans tout ce fracas, sa légèreté affirmée enfin acquise.

Ce spectacle est un mystère de bout en bout, et il est fort probable que pas deux spectateurs n’aient vu et vécu la même chose.

                                                                                   Kaori Ito

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