Histoire de l'Opéra, vie culturelle parisienne et ailleurs, et évènements astronomiques. Comptes rendus de spectacles de l'Opéra National de Paris, de théâtres parisiens (Châtelet, Champs Élysées, Odéon ...), des opéras en province (Rouen, Strasbourg, Lyon ...) et à l'étranger (Belgique, Hollande, Allemagne, Espagne, Angleterre...).
Tristan und Isolde (Richard Wagner)
Représentation du 17 mai 2019
Théâtre de la Monnaie (Bruxelles)
Tristan Bryan Register
King Marke Franz-Josef Selig
Isolde Ann Petersen
Kurwenal Andrea Foster Williams
Melot Wiard Witholt
Brangäne Nora Gubisch
Stimme eines jungen Seemanns Ed Lyon
Direction musicale Alain Altinoglu
Concept artistique Ralf Pleger & Alexander Polzin (2019) Coproduction Teatro Communale di Bologna
Bryan Register (Tristan)
Dans la continuité de sa vibrante interprétation deLohengrin mis en scène par Olivier Py la saison dernière, Alain Altinoglu se mesure dorénavant à l'ouvrage le plus fantasmé des amoureux de la musique de Richard Wagner, Tristan und Isolde, dans une scénographie confiée à Ralf Pleger et Alexander Polzin.
Ann Petersen (Isolde)
Au cours de ces vingt dernières années, ces deux artistes allemands se sont principalement illustrés, pour le premier, dans la réalisation de portraits de compositeurs ou d’interprètes (Simone Young, Joyce DiDonato, Anne-Sophie Mutter), et, pour le second, dans la conception de sculptures et de décors pour des opéras et des événements musicaux.
Ainsi, lors de son passage fécond au Teatro Real de Madrid, Gerard Mortier fit régulièrement appel à Alexander Polzin pour imaginer les décors de plusieurs de ses nouvelles productions telles La Pagina en blanco, La Conquista de México, Lohengrin ou bien, peu après sa disparition, El Publico.
Leur approche du poème de Tristan et Isolde se révèle, ce soir, esthétique et fortement contemplative, et s’ils délaissent totalement l’analyse psychologique et le sens théâtral, les deux concepteurs concentrent exclusivement leur attention sur l’intemporalité de la musique en lui attachant, à chaque acte, une image de la nature qui caractérise le mieux l’infini de la vie.
Bryan Register (Tristan)
Dans cet esprit, la première partie se déroule dans une grotte dont les stalactites se reflètent sur les miroirs du sol et de l’arrière scène, si bien que, avec un peu de hauteur, le spectateur peut admirer tout un jeu de reflets qui démultiplient non seulement les formes des structures calcaires, mais également les chanteurs, le chef d’orchestre, et même le public. Le volume de l’espace scénique s’élargit considérablement, et l’imperceptible évolution des concrétions tombant vers les sous-sols de la Terre renvoie à un irrésistible sentiment de lenteur.
Le lien avec le long voyage marin d’Irlande vers les Cornouailles n'appairait pas plus évident, mais l’on perçoit une tentative d’illustration de la difficulté de deux êtres à se rejoindre.
Ann Petersen (Isolde), Alain Altinoglu et Nora Gubisch (Brangäne)
Le second acte est par la suite aggloméré autour d’un immense récif corallien blanc ouaté aux branches torturées, comme s’il s’agissait d’une forêt impénétrable où, en effet trompe-l’œil, s’animent les corps de danseurs se fondant avec le squelette de calcite. A nouveau, l’on éprouve une inévitable sensation de pétrification de la vie.
Enfin, au cours de la dernière partie, les souffrances de Tristan s’exacerbent sur un fond d’univers où des silhouettes obscures et dorées d’étoiles et de planètes font apparaître des structures tubulaires et transparentes créées par des faisceaux lumineux, laissant à l’imagination la possibilité d’y voir des espace-temps parallèles, et donc l’espoir de croire à des passages inconnus pour voyager à travers l’univers.
La poétique de l’amour absolu et de la mort inhérent à Tristan und Isolde prend forme dans une réflexion visuelle sur la faculté de l’univers à déjouer le long écoulement du temps. A charge de l’audience d’y trouver une inspiration pour sa propre conscience, ou d’en rester à l’admiration artistique du travail de la matière et de la lumière.
L'espace temps (3eme acte)
En choisissant une lecture fine et évanescente, chambriste par sa faculté à laisser aux chanteurs leur plein impact vocal, Alain Altinoglu s’adapte habilement au thème désincarné du temps absolu que véhicule la scénographie, et l’orchestre symphonique de la Monnaie fait honneur à cette souplesse d’approche. Les passionnés de remous noirs et violents ne s’y retrouveront pas, les oreilles sensibles aux délicatesses bien plus. Certes, quelques sonorités de vents pourraient se dissoudre plus subtilement dans le flux sonore, et la tonicité du tissu musical gagnerait à s’affermir d’avantage, mais les miroitements et les caresses orchestrales ont leur charme qui incite constamment au rêve.
Franz-Josef Selig (King Marke) et Nora Gubisch (Brangäne)
Et l’unité qui lie les solistes, comme s’ils représentaient une humanité un peu perdue dans un univers qui les dépasse, se ressent à chaque instant. Ann Petersen, le pivot central de la distribution, ne semble aucunement affectée par l’importance du rôle d’Isolde, et son chant teinté de pathétisme, reposant sur un médium complexe qui mêle sonorités graves et poitrinées, se libère soudainement dans un élan de vaillance d’une magnifique clarté satinée dans les aigus, clarté d’une couleur de timbre fort semblable à celle de Ricarda Merbeth qui alterne avec elle dans cette production..
Toute la scène finale d’ « Ich bin’s, ich bin’s » à la mort d’Isolde est par ailleurs interprétée avec une sensibilité et une plénitude qui emplissent le cœur de grâce.
Bryan Register (Tristan) et Ann Petersen (Isolde)
Bryan Register est une agréable découverte, un grain vocal mûr qui conserve sa riche texture quelles que soient les tensions du chant, ni Tristan joueur et idéaliste, ni Tristan profondément névrosé, il incarne une constance de sentiment en toutes circonstances. On ne ressent que dans les dernières minutes un certain essoufflement.
Nora Gubisch porte Brangäne au même niveau qu’Isolde pendant la première partie, que ce soit par son caractère ou son étoffe vocale, mais soutient moins sa dimension élégiaque lors de l’appel à la Lune, et Franz-Josef Selig, dont on connait le potentiel tragiquement expressif qu’il peut donner à Marke, est simplement maintenu dans une posture plus solennelle qui permet uniquement de profiter de la magnanimité de son chant si bien posé.
Ann Petersen (Isolde)
Quant à Andrea Foster-Williams, entier dans son incarnation, il rend à Kurnewal tout son volontarisme, et parait être le seul à se départir du statisme du jeu scénique, alors que le Melot de Wiard Witholt semble en revanche délaissé par la direction d’acteur.
Et la belle présence d'Ed Lyon, surlignée par la plénitude de son chant d'ébène, fait intensément passer au premier plan un marin habituellement mis en retrait.
Au sein de ce spectacle à la fois déroutant et prégnant, ce sont donc l’inédit du travail artistique sur les formes et la suavité interprétative de la direction orchestrale qui s’imposent sur le destin des êtres.
Tosca (Giacomo Puccini) Représentation du 16 mai 2019 Opéra Bastille
Floria Tosca Anja Harteros
Mario Cavaradossi Vittorio Grigolo (16 mai) Jonas Kaufmann (5 juin)
Il Barone Scarpia Željko Lučić
Cesare Angelotti Sava Vemić
Il Sagrestano Nicolas Cavallier
Spoletta Rodolphe Briand
Un prisonnier Christian Rodrigue Moungoungou
Mise en scène Pierre Audi (2014)
Direction musicale Dan Ettinger
2 ans et demi après la première Tosca d’Anja Harterosà l’opéra Bastille sous la direction de Dan Ettinger et dans la mise en scène de Pierre Audi, une nouvelle série de représentations est jouée cette saison avec ces mêmes artistes, auxquels se joignent Vittorio Grigolo, pour la première, et Željko Lučić dans les rôles respectifs de Cavaradossi et Scarpia.
Anja Harteros (Tosca)
3e opéra le plus interprété au monde après La Traviata et La Bohème, œuvres de Verdi et Puccini qui évoquent toutes deux le Paris post-révolutionnaire, Tosca révèle également un lien avec la France, puisque l’intrigue se déroule à Rome peu après son détachement de la République française par les Napolitains, marquée par la bataille de Marengo qui permettra à Napoléon Bonaparte de porter un coup décisif lors de sa campagne d’Italie, et de reprendre quelques années plus tard la ville.
Et en confiant cette nouvelle première représentation de Tosca à un ténor toscan ayant vécu toute son enfance à Rome, l’Opéra de Paris ne pouvait trouver meilleur remplaçant de Jonas Kaufmann que Vittorio Grigolo, qui incarne la fougue de la jeunesse romaine avec un splendide impact vocal solaire dont, probablement, seul Roberto Alagna pourrait atteindre la même franchise de rayonnement.
Anja Harteros (Tosca) et Vittorio Grigolo (Cavaradossi)
Cet artiste exceptionnel se montre en fait irradiant, comme s’il cherchait à se consumer lui-même face à un public sidéré par l’animal qui se comporte comme un monstre de sentiments exubérants qu’aucun des spectateurs ne sera capable d’être dans sa vie. En exprimant ainsi un désir aussi ardent, Vittorio Grigolo fait alors resurgir la mémoire des Cavaradossi de légende, Carlo Bergonzi et Luciano Pavarotti en tête, et atteint un summum d’intensité lorsqu’il se débat pour défendre ses idéaux de liberté universelle sous la menace des sbires du chef de la police, Scarpia.
On peut trouver cette générosité excessive, mais, dans une salle telle Bastille, cet engagement hors mesure est l’essence même de l’art vivant de l’opéra, une exaltation des plus pures et des plus extrêmes de l’extraversion des idéaux humains. Et pourtant, E Lucevan le Stelle semble sortir d’outre-tombe, enseveli sous l’accablement, coupant le souffle de l’audience qui se demande ce qui va émerger d’une telle force éruptive entièrement sous contrôle.
Vittorio Grigolo (Cavaradossi)
Željko Lučić n’a sans doute pas la même prégnance, mais son approche, directe à sa manière, exempte de toute caricature manichéenne, habite le baron Scarpia d’une forme de cynisme désinvolte pour lequel la violence est inhérente. Son timbre sibyllin contribue au manque de netteté de caractère qu’il dessine avec aisance non sans ironie, comme s’il ne prenait pas au sérieux sa propre présence. Ses désirs sont entièrement assumés, nimbés d’un voile fumé dans la voix qui ne diminue pourtant pas la présence sourde et venimeuse de son personnage.
Željko Lučić (Scarpia)
Entourée ainsi de la plus belle expression du désir brûlant de la part de son amant et des désirs sournois de son tortionnaire, Anja Harteros offre à Bastille une Tosca passionnante de subtilité, acharnée dans la violence, et élégiaque dans ses soupirs. Son jeu scénique recherche les poses expressives, se départit des mouvements tournoyants un peu inutiles que l’on avait remarqué à l’automne 2016, et l’impulsivité ne prend jamais le dessus sur l’élégance aristocratique qui la dépeint si finement. L’incarnation est approfondie dans les moindres détails, tels ces spasmes d’excitation qui la saisissent à la découverte du sauf-conduit qui les libéreront, elle et Mario, de l’enfer romain, et sa fluidité de geste est un plaisir à suivre de chaque instant.
Anja Harteros (Tosca)
L’acharnement sauvage avec lequel elle achève Scarpia n’en est que plus stupéfiant. Et ses couleurs de voix, noires et anguleuses dans le médium, parcellées d’éclats enfantins dans les aigus, qui enveloppent les lignes d’un galbe vocal profilé avec grâce, définissent le mieux une inflexible personnalité au cœur discret mais vibrant de fulgurance.
Au dernier acte, elle rend avec une simplicité dénuée de tout artifice le portrait d'une femme qui mime les gestes d'un être que l'on a vu emporté par la panique et l'instinct de survie à la scène précédente.
On ne peut ainsi trouver, au rideau final, de plus fort contraste entre le comportement ému et réservé d’Anja Harteros et celui absolument cabotin de Vittorio Grigolo, cherchant et réussissant à entraîner l’enthousiasme de la salle, mais il en est ainsi de ces soirées de grand répertoire assorties d’artistes d’exception, dont l’engagement personnel dépasse les enjeux même de l’œuvre qu’ils défendent.
Vittorio Grigolo et Anja Harteros
Et tout au long de la soirée, Dan Ettinger entretient une flamme et une atmosphère obsédantes, un tissu orchestral immersif et des cordes sublimes qui allient majesté à théâtralité tonnante du début à la fin, rendant ainsi au chef-d’œuvre de Puccini une grandeur qui dépasse le simple statut de référence du répertoire auquel l’histoire a tendance à l’attacher.
Paris attend maintenant de savoir si elle aura la chance de comparer cette interprétation à celle du couple que Jonas Kaufmann et Anja Harteros forment régulièrement à Munich dans les œuvres romantiques italiennes du XIXe siècle.
Lady Macbeth de Mzensk (Dmitri Chostakovitch - 1934)
Répétition générale du 31 mars 2019 et représentations du 06, 09 13 et 16 avril 2019 Opéra Bastille
Katerina Ismaïlova Aušrinė Stundytė
Boris Timoféiévitch Ismaïlov Dmitry Ulyanov
Zinovy Boorisovitch Ismaïlov John Daszak
Sergueï Pavel Černoch
Le Pope Krzysztof Baczyk
Le Chef de la police Alexander Tsymbalyuk
Un maître d'école Andrei Popov
Le Balourd miteux Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke
Sonietka Oksana Volkova
Aksinya Sofija Petrovic
La bagnarde Marianne Croux
Danseuse Danièle Gabou
Circassiens Victoria Bouglione, Tiago Eusébio
Direction musicale Ingo Metzmacher
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2019)
Décors, costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Animation vidéo Kamil Polak
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Reconnu comme un artiste capable de bouleverser l’interprétation d’ouvrages lyriques à partir de sa propre culture personnelle, qu’elle soit théâtrale, littéraire ou bien cinématographique, ré-humanisant ainsi les héroïnes mythiques (Iphigénie, Médée, Lulu), croisant les destins de femmes célèbres (L’Affaire Makropoulos, Alceste), analysant la lente déstructuration des hommes (Macbeth, Le Roi Roger, Don Giovanni), questionnant l’identité sexuelle en filigrane de façon parfois inattendue (Eugène Onéguine), et affrontant même les périodes les plus sombres de l’Histoire (Parsifal), Krzysztof Warlikowski s’est également imposé comme l’un des grands directeurs scéniques des œuvres du XXe siècle.
En effet, sur les 25 opéras qu’il a mis en scène à ce jour sur près de 20 ans, 15 sont issus du siècle de de Debussy, Szymanowski, Schreker et Penderecki.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Et après lui avoir confié, en 2017, une nouvelle mise en scène de Don Carlos, une œuvre créée pour l’Opéra de Paris il y a plus de 150 ans, Stéphane Lissner ne pouvait que lui donner crédit pour réinterpréter l’ouvrage que Pierre Berger annonçait, le 25 mai 1989, comme la nouvelle production qui devait inaugurer l’opéra Bastille dès janvier 1990, suivie par une autre nouvelle production, Macbeth de Giuseppe Verdi.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019
Les difficultés budgétaires ne permirent cependant pas de tenir cet engagement, mais Lady Macbeth de Mzensk fit son entrée au répertoire sur la grande scène Bastille le 04 février 1992, sous la baguette de Myung-Whun Chung, dans une mise en scène d’André Engel, et avec Mary Jane Johnson comme interprète principale, trois ans après la création française jouée le 26 mai 1989 au Grand Théâtre de Nancy dans la mise en scène d’un comédien français, Antoine Bourseiller.
Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Œuvre dont les rythmes musicaux empreints de violence représentent les pulsions qui animent le quotidien de la vie de chacun, Lady Macbeth de Mzensk est issue de l’esprit d’un jeune compositeur de 26 ans pour qui les principes de libération sexuelle et de résistance aux conceptions du pouvoir soviétique s’imposaient dans une société étouffée par les préjugés.
La force d’expression hors du commun de cette musique signifiante, aussi bien de l’action présente que des pressentiments angoissants, est ainsi un formidable atout pour la précision théâtrale de Krzysztof Warlikowski, qui choisit de ne pas souligner le contexte russe mais plutôt de caractériser le contraste entre une femme extraordinairement vivante et un environnement social machinal et glacial.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Le décor élaboré par Małgorzata Szczęśniak est constitué d’une vaste salle parallélépipédique recouverte de carrelage blanc qui évoque un environnement clinique, au milieu duquel les scènes intimes se déroulent sur une chambre mobile surélevée et allongée pouvant pivoter sur elle-même et se retirer en arrière de la scène principale. A la fois salon, chambre, église, puis prison, les possibilités de scénographie deviennent infinies et permettent de rendre perceptibles sur cette scène dans la scène les moindres frémissements et désirs humains face à une salle de plus de 2700 spectateurs.
Pavel Černoch (Sergueï), John Daszak (Zinovy) et Dmitry Ulyanov (Boris)
Et l'agencement des lumières (Felice Ross) achève d'isoler la chambre en assombrissant tout ce qui l’environne, et projette les ombres des protagonistes sur les flancs du décor démultipliant autrement la présence et l’expression de leurs corps. Ce visuel est absolument fascinant, d’autant plus qu’une grille située au-dessus de la chambre permet de créer un effet de maille sur les visages, suggérant l’enfermement de la prison sociale, tout en embellissant de façon orientalisante le mélange de teintes bleue, vert et magenta, associées à la féminité, qui décore le sol de la pièce.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Ainsi, le spectateur est d’emblée happé par l’esseulement de Katerina Ismaïlova qu’Aušrinė Stundytė dépeint avec une voix d’une noirceur farouche fortement impressive, qui se prolonge vers des aigus en détresse créant une sorte de sentiment d’urgence saisissant.
Le public parisien la découvre pour la première fois, mais cette chanteuse lituanienne athlétique, entièrement imprégnée par son incarnation, est familière de la Lady de Mzensk qu’elle a incarné à l’Opéra des Flandres sous la direction de Calixto Bieito, et à Lyon sous celle de Dmitri Tcherniakov.
Sofija Petrovic (Aksinya)
Car qu’Aušrinė Stundytė est véritablement plus qu’une chanteuse, mais une artiste accomplie capable de nous entrainer dans la vie d’un personnage avec un réalisme captivant. Les scènes de lutte et les scènes lascives d’effleurements corporels sont splendidement rendues, et ce qu’elle dit avec le corps est tout aussi important que ce qu’elle dit par son chant qui exprime ses déchirements intérieurs.
Et quand défilent les cadavres d’animaux prêts à la consommation, l’apparition d’une salle d’abattage révèle un entourage où le dégoût de la chair et la prégnance de la mort sont le commun de la société laborieuse dans laquelle vit Katerina.
Dmitry Ulyanov (Boris) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Survient le formidable Boris de Dmitry Ulyanov, d’un impact vocal éclatant, autoritaire et débonnaire à la fois, que l’on découvre accompagné d’Aksinya, chantée par Sofija Petrovic, une jeune soprano de l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris au galbe vocal généreux et riche en couleurs, très fine physiquement.
L’une des lignes de force de la dramaturgie de Krzysztof Warlikowski est de donner un rôle majeur à ce personnage qui n’intervient habituellement que dans la scène de viol initiale pour disparaitre par la suite. Il fait d’elle une femme opportuniste, absolument pas victime, prête à coucher avec qui l’aidera à survivre et avancer dans la société.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) et Pavel Černoch (Sergueï)
On comprend qu’elle a une liaison avec Boris, puis elle subit, non sans se défendre, l’agression sexuelle de Sergueï, exulte et participe à sa punition quand il est surpris avec Katerina, et sera même l’amante du chef de la police une fois Boris tué. La mise en scène laisse imaginer qu’elle aurait pu elle-même dénoncer le couple assassin par vengeance envers Sergueï. Et tout ceci est montré en la faisant exister sans qu’elle n’ait besoin de chanter.
Dans la peau du minable mari, John Daszak, lui qui fut Sergueï de sa voix claquante aux accents chantants dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov, dessine un fils d’industriel pas si faible que cela, mais plutôt uniquement absorbé par ses affaires.
Krzysztof Baczyk (Le Pope) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Par comparaison, Pavel Černoch a un timbre plus sombre qui le rend très touchant dans les grands personnages romantiques, mais comme il doit faire vivre un personnage plus antipathique que Laca (Jenůfa), accoutré en cow-boy vaguement séducteur, il s’impose par les résonances d’un médium noir qui fait son effet, et un engagement scénique qui ne le ménage pas, notamment lorsqu’il doit assumer des actes sexuels les fesses exposées à l’air libre.
Lui qui incarnait récemment un Don Carlos dépressif, le changement de caractère est saillant parce qu’il s’y engage avec un tempérament aussi passionné qu’excentrique, et, bien qu’il incarne un salaud, il lui attache pourtant une touche sympathique totalement naturelle.
Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke (Le Balourd miteux)
Au cours du déroulement dramatique, si Krzysztof Warlikowski traite les scènes de sexe avec la plus banale des trivialités, le plus crûment possible, la vidéographie de Denis Guéguin vient par la suite, lorsqu’elles se prolongent en arrière-plan, les fondre dans une évocation de la nature excellemment esthétisée. La vidéo est également utilisée pour montrer ce qui se passe en coulisse, notamment pour révéler le vrai visage en joie de Katerina Ismaïlova au moment de l’enterrement de Boris.
Tiago Eusébio (Circassien) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Et c’est une autre grande force du metteur en scène polonais que de savoir utiliser les interludes musicaux pour imaginer des scènes qui ne sont pas clairement décrites. Lui qui avait refusé de représenter le défilé lors de la scène d’autodafé de Don Carlos, il profite cette fois avantageusement de la transition qui mène de l’intervention du Pope facétieux et enjoué de Krzysztof Baczyk vers la chambre des amants, pour faire intervenir une procession mortuaire parfaitement en phase avec la musique de Chostakovitch, un des grands moments de ce spectacle.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova) - le 13 avril 2019
Tous sont vêtus de noirs, y compris Katerina, et l’on découvre à l’une des extrémités une autre veuve qui n’est autre qu’Aksinya. Quant à Aušrinė Stundytė, elle se livre au jeu de la veuve éplorée, adaptation nécessaire à des conventions hypocrites et inévitables dans une société bourgeoise faussement croyante.
Alexander Tsymbalyuk (Le Chef de la police)
Après le meurtre du fils, Zinovy, la seconde partie ouvre directement sur la salle aux murs rouge-sang où l’on célèbre le mariage de Katerina et Sergueï, non pas que Warlikowski ait supprimé les scènes du cadavre et des policiers, mais il les a incorporés à la cérémonie festive. Le balourd miteux devient un chanteur de show-biz extravagant qui sied parfaitement au naturel scénique déjanté de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke, et les policiers, menés par un Alexander Tsymbalyuk drôle et dont on reconnait les couleurs de voix pathétiques particulières, font également partie du divertissement, car la musique suggère une forme de légèreté.
Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Ces deux premiers tableaux ne sont donc pas pris au sérieux, malgré les propos inquiétants, et sont suivis de numéros de cirque et de danse rythmés par les mesures endiablées de la transe orchestrale. Danielle Gabou, danseuse, chorégraphe et comédienne passionnée par le corps, le mouvement et le mot, s’est récemment associée au travail de Krzysztof Warlikowki et de Claude Bardouil, et réalise ce soir un formidable jeu d’excitation devant Sergueï. Toute cette scène qui enchante d’abord les mariés, puis les spectateurs, bascule finalement au retour de la police et d’Aksinya, à la découverte du corps de Zinovy pendu à un croc de boucher.
Pavel Černoch (Sergueï) et Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Puis survient un autre moment magnifique, l’insertion dans l’opéra du premier mouvement du quatuor n°8 en ut mineur que le violoniste et chef d’orchestre russe, naturalisé israélien, Rudolf Barshaï, ami de Chostakovitch, avait réarrangé pour être interprété par un orchestre de chambre. Sur cette musique méditative gorgée de chaleur et traversée de sarments sombres, une vidéographie de Kamil Polak recrée poétiquement le corps d’Aušrinė Stundytė nageant dans une prison noyée sous un lac afin d’en trouver l’issue.
Ce désir d’évasion qui inscite au rêve est cependant soudainement suivi par l’ouverture sur la scène de la prison, disposée telle un wagon allongé d’où sortent les prisonniers et le chœur absolument évocateur des grands ensembles russes par ses accents mélancoliques si spirituels.
Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova)
Krzysztof Warlikowki insiste sur la dimension affective en jeu, et Katerina Ismaïlova n’est plus qu’une petite fille qui a régressé, une femme qui a besoin d’amour, ce qu’elle démontre par ses gestes d’attachement envers son amant qui ne la désire plus. La Sonietka insolente et pragmatique d’Oksana Volkova la domine, et lorsque Katerina comprend qu’elle est abandonnée, elle n’a plus qu’un seau froid et vide à tenir dans les bras absolument seule sous un fracas orchestral monumental. Cette scène, par la naïveté avec laquelle Katerina croit encore en Sergueï, reste absolument insoutenable.
La noyade dans le lac, esthétisée par une dernière vidéographie, qui reprend celle projetée au début de l’œuvre, n’est plus qu’une échappatoire salutaire.
Aušrinė Stundytė et Pavel Černoch
Ce monde entraîné sur scène dans une aventure réaliste, mais aussi onirique et fantasmatique, l’est tout autant par la luxuriance qui émane de l’orchestre de l’Opéra de Paris porté par la direction merveilleuse d’Ingo Metzmacher. Ce chef d’orchestre a l’habitude de travailler avec Krzysztof Warlikowki et sa chaleureuse équipe (The Rake's Progress, Le Château de Barbe-Bleue/La Voix Humaine, Les Stigmatisés), et fait émerger un univers sonore semblable à une nébuleuse riche en matière et en couleurs délicates, donne de la profondeur et révéle la complexité des structures qui l’animent, insuffle des cadences sans exagérer la violence que l’ouvrage autorise, exaltant ainsi un bouillonnement instrumental fabuleusement étincelant.
Ingo Metzmacher (Direction musicale)
Et à grand renfort de cuivres disposés dans deux galeries latérales à une dizaine de mètres au-dessus de l’orchestre, l’expérience sensorielle pour l’auditeur devient entière, d’une plénitude galvanisante sans pour autant que les instruments ne sonnent trop agressifs.
Krzysztof Warlikowski, José Luis Basso, Małgorzata Szczęśniak, Aušrinė Stundytė et Felice Ross
Nous savons tous qu’il est rare dans la vie de trouver des équipes multidisciplinaires qui s’entendent suffisamment bien sur le long terme, tout en sachant croiser leurs talents artistiques, afin d’aboutir à une œuvre unique qui mérite d’être admirer. C’est ce qui fait la valeur de ce Lady Macbeth de Mzensk qui en dit beaucoup par son sujet mais aussi sur les qualités qu’il faut avoir pour pouvoir le créer avec un tel niveau d’achèvement.
Pavel Černoch, Claude Bardouil, Kamil Polak, Denis Guéguin et Christian Longchamp
Totenfeier (Gustav Mahler) - Babi Yar (Dmitri Chostakovitch) Concert du 23 mars 2019
Théâtre des Champs-Elysées
Gustav MahlerTotenfeier, poème symphonique Dmitri ChostakovitchSymphonie n°13 « Babi Yar »
Basse Mikhail Petrenko Direction musicale Yannick Nézet-Séguin Rotterdams Philharmonisch Orkest
Chœur du Bayerischer Rundfunk
Yannick Nézet-Séguin
Depuis l’ouverture de La Philharmonie en janvier 2015, le Théâtre des Champs-Elysées a vu progressivement plusieurs orchestres habitués de sa grande salle à l’italienne réserver dorénavant leurs concerts au nouvel auditorium parisien de l’extrême est de la capitale.
Le Rotterdams Philharmonisch Orkest fait néanmoins partie des ensembles qui restent partenaires privilégiés de ce théâtre plus que centenaire, que ce soit pour interpréter des concerts symphoniques, ou bien pour y jouer des œuvres lyriques. Et Die Frau ohne Schatten de Richard Strauss sera l’un des grands moments attendus de la saison prochaine sur l’avenue Montaigne.
Yannick Nézet-Séguin
Et bien que Yannick Nézet-Séguin soit depuis 2018 le nouveau directeur musical du New-York Metropolitan Opera, en charge de redonner une nouvelle aura à cette institution de référence, il est également devenu le chef honoraire de l’orchestre qu’il dirigea pendant 10 ans, ce qui permet ainsi au public parisien de continuer à profiter de la force d’âme qui émane de ce jeune chef, vif et talentueux, lorsque son itinérance le mène en France.
D’énergie sombre il est pourtant question, ce soir, à travers la Marche funèbre de Gustav Mahler, qui devint par la suite le premier mouvement de sa seconde symphonie, et à travers la treizième symphonie de Chostakovitch dont le premier mouvement, Babi Yar, évoque avec une force implacable l’un des plus grands massacres de masse antisémite de la Seconde guerre mondiale.
Le chœur du Bayerischer Rundfunk
Ainsi, dès le trémolo des cordes qui ouvre le Totenfeier, évocation immédiate de la tempête de la Walkyrie de Richard Wagner, le ton se fait d’abord brutal et écorché avant que l’ensemble du Philharmonique de Rotterdam ne se cristallise en une structure d’une belle élasticité, tonique, qui entretient très clairement plusieurs strates musicales aux timbres entrelacés, avec un relief nettement dessiné. Le volontarisme de Yannick Nézet-Séguin, fascinant d’inspiration, est le garant de la vivacité du tissu orchestral et du délié des ornements de chaque instrument à vent.
Yannick Nézet-Séguin et Mikhail Petrenko
En seconde partie, la symphonie Babi Yar prend d’emblée l’allure d’une marche inéluctable dirigée frontalement à la salle. Immense et dressé avec défiance face aux spectateurs, le crâne chauve et le regard pénétrant, Mikhail Petrenko donne aux poèmes d’Evgueni Evtouchenko, écrits à l’âge de 30 ans, un mordant hypnotique tant la détermination du chant semble infaible. Il exprime ici la mémoire des atrocités passées, et rappelle que ce ne sont pas seulement des russes mais bien des juifs qui furent exterminés pendant la guerre; l’antisémitisme est un mal obscur qui s’immisce dans l’âme de nombre de peuples européens depuis bien des siècles.
Le Rotterdams Philharmonisch Orkest
Le texte prend également une tournure plus légère lorsqu’il évoque des scènes de la vie quotidienne, mais la puissance de la musique, soutenue par un chœur monochrome et verveux, ne faiblit pas d’intensité. Le Philharmonique de Rotterdam se montre épique et percutant sans jamais perdre de sa souplesse et de son impulsivité, et Yannick Nézet-Séguin s’impose comme un chef d’orchestre que la monumentalité historique et humaine d’une telle œuvre n’impressionne pas, une oeuvre avec laquelle il bataille pour susciter un élan revitalisant et immuablement saisissant.
Otello (Giuseppe Verdi)
Représentations du 07 et 16 mars 2019
Opéra Bastille
Otello Roberto Alagna (mars) Aleksandr Antonenko (avril)
Iago George Ganidze
Cassio Frédéric Antoun
Roderigo Alessandro Liberatore
Lodovico Paul Gay
Montano Thomas Dear
Desdemona Aleksandra Kurzak (mars) Hibla Gerzmava (avril)
Emilia Maris Gautrot
Direction Musicale Bertrand de Billy
Mise en scène Andrei Serban (2004) Frédéric Antoun (Cassio)
C’est dans une nouvelle production d’Otello par Andrei Serban que le public parisien découvrit, le 08 mars 2004, un jeune ténor fougueux, Jonas Kaufmann, incarner avec un jeu d’acteur inoubliablement éclatant le rôle de Cassio. Et peu soupçonnaient qu'il serait plus tard l'un des grands interprètes d'Otello de sa génération.
Et au cours du mois d’avril qui suivit, le public de Bastille put assister à la prise de rôle du chevalier Des Grieux (Manon) par Roberto Alagna. Depuis, la voix du ténor sicilien dans l’âme s’est solidifiée d’un bronze doré chaleureux, si bien qu’il incarne le rôle du Maure de Venise avec un timbre vaillant et solaire qui montre des versants sombres et torturés quand la paranoïa prend possession de tout son corps.
Roberto Alagna (Otello) et Aleksandra Kurzak (Desdemone)
Nous en avons à nouveau la démonstration au cours de la représentation de ce soir dès l’’Esultate !’ chanté avec un rayonnement qui, progressivement, se gorge d’un son chaud et ambré alors que les aigus poursuivent leur émission ascendante avec un sentiment de plénitude absolument somptueux. Et l’on peut même dire que sa belle chevelure aux reflets cuivrés appariée au rouge profond de son long manteau est en harmonie avec cette émission mordante d’une présence insolente, présence aujourd’hui absolument inimitable par sa clarté d’élocution. Et il y a toujours ce timbre unique au chanteur qui exprime sa personnalité entière même dans la force de ses suraigus.
Roberto Alagna (Otello)
Et avec son épouse, Aleksandra Kurzak, ils forment à eux deux le véritable pivot central du spectacle de par l’alchimie amoureuse naturelle en jeu, bien évidemment, mais aussi par une complémentarité de voix, subtile et finement filée de la part de la soprano polonaise, qui prend des accents plus corsés et réalistes dans les moments de grande tension qui font écho à cette entièreté unique que l’on retrouve dans les expressions de son homme
Roberto Alagna joue plutôt un être troublé et humain sans exagération animale, Aleksandra Kurzak se voue à un rôle fortement admiratif et soumis qui vire au mélodrame puccinien au dernier acte, et leur duo atteint un magnifique sommet fusionnel dans la première partie, lorsque l’ombre des voiles de scènes immatériels sublime une vision fortement classique de leur couple idéalisé.
Aleksandra Kurzak (Desdemone)
Dans le rôle du triste manipulateur, Iago, George Ganidze soigne particulièrement sa grande scène du ‘Credo’ jouée seul devant le rideau noir et soutenue par une appréciable homogénéité de timbre et de souffle. Il évite de forcer la caricature de son personnage, manque sans doute d’incisivité, mais ne peut imposer une stature à la hauteur de celle de Roberto Alagna, même si ce dernier dessine une faiblesse attachante.
En revanche, le Roderigo d’Alessandro Liberatore fait forte impression par son impact vocal, et dépasse même la présence un peu éteinte de Frédéric Antoun qui prête à Cassio une ligne vocale noble et fumée qui s’assourdit néanmoins dans les graves.
Roberto Alagna (Otello)
Et l’Emilia de Maris Gautrot, quoique fortement conventionnelle par son jeu scénique, n’incite à aucune réserve si ce n’est une précaution inutile quand il s’agit d’incarner une révolte outrancière face à la folie d’Otello.
Quant à la mise en scène d’Andrei Serban, s’il ne reste plus grand-chose des incongruités des premières représentations, elle offre un cadre illustratif visuellement agréable, dont les plus belles images restent celles des voiles du dernier acte, flottant aux vents, ou recouvrant des paravents semi-transparents, autour d’un lit virginal glacial comme une tombe.
La vidéographie de mers déchaînées illustre clairement l'agitation des débuts et fins d’actes, la perspective des arcades évoque le sentiment de solitude des tableaux de Chirico, les lumières délimitent les scènes d’intérêt et les zones d’ombre qui les entourent, et le tout enferme le drame passionnel dans une atmosphère neutre et énigmatique qui agit en filigrane de l’action scénique.
Aleksandra Kurzak (Desdemone) et Roberto Alagna (Otello)
Il faut dire aussi que Bertrand de Billy épouse une ligne dénuée de toute fulgurance, centre totalement sa direction sur le rythme des chanteurs principaux, comme si l’essentiel pour lui était de mettre à l’aise les solistes en renonçant à une interprétation engagée qui pourrait trop les contraindre, délaissant ainsi la force d’une ligne dramatique irréversible.
Et c’est bien dommage, car le chœur a un bel éclat qui ne demande qu’à être encore plus empreint d’urgence, mais l’on apprécie énormément le chœur d’enfant chantant ‘Dove guardi spiendono’ sur scène et non plus en coulisses comme lors de la création.
Les lundis musicaux - Stéphane Degout (Baryton) et Alain Planès (Piano)
Récital du 25 février 2019
Athénée Théâtre Louis-Jouvet
Claude Debussy 1862-1918 : Chansons de France (1904, Charles d’Orléans) / Le Promenoir des deux amants (1910, Tristan L’Hermite) Gabriel Fauré : 1845-1924 : Les berceaux (op. 23, 1882, René François Sully-Prudhomme) / Au bord de l’eau (op. 8 1871, René François Sully-Prudhomme) / Clair de Lune (op.46 1887, Paul Verlaine) / Mandoline (extraits des Mélodies de Venise, op 58, 1891, Paul Verlaine) / Danseuse (extraits de Mirages, op. 113, 1919, René de Brimont) / Après un rêve (op.7 1878, Romain Bussine) Emmanuel Chabrier 1841-1894 : L’île heureuse (1890, Ephraïm Mikhaël) /Chanson pour Jeanne (1886, Catulle Mendès) Henri Duparc 1848-1933 : La Vie antérieure (1884, Charles Baudelaire) /Sérénade (1869, Gabriel Marc) / Chanson triste (1869, Jean Lahor) / Elégie (1874, Thomas Moore) / Lamento (1883, Théophile Gaultier) / Le Galop (1869, Théophile Gautier)
Quelques jours après son incarnation splendide de Chorèbe dans la tragédie lyrique des Troyens d’Hector Berlioz, nous retrouvons Stéphane Degout au petit Théâtre de l’Athénée, un lundi soir propice aux réflexions introspectives, dans une incarnation magnifiquement unifiée des âmes poétiques décrites par les mélodistes français du tournant du XXe siècle, d’Henri Duparc à Claude Debussy.
Stéphane Degout
La voix de Stéphane Degout se fond avec justesse dans l’intimité lovée de la salle semi-circulaire, elle qui s’épanouissait également si largement dans l’immensité de la scène Bastille, et le talent du baryton français est d’interpréter ces mélodies en les portant intérieurement par une délicatesse d’expression du regard, de légers froncements de sourcils, et des appuis obliques du corps qui s’adressent à l’auditeur en l’invitant à accueillir les poèmes sans forcer l’affectation.
Le Théâtre de l'Athénée le long du square de l'Opéra Louis-Jouvet
Le sentiment de dignité et de joie mélancolique, qui innerve cet inaltérable souffle embrumé d’une clarté obscure, est ainsi le vecteur d’une vigueur à laquelle se mêle l’harmonie chaleureuse qu’Alain Planès distille à travers un rendu sonore hyalin, qui nimbe précieusement le relief subtilement creusé autour de de chaque mot.
Ce chant ne pleure pas, mais conte le désarroi de la vie avec honneur et une accroche immédiate.
Et les spectateurs, en réponse à leurs chaleureux rappels, entendront trois mélodies supplémentaires, dont l’une de Maurice Ravel, Chanson romanesque (Don Quichotte à Dulcinée), et Diane Séléné de Gabriel Fauré.
Stéphane Degout
Enfin, parmi le public, Barbara Hannigan, partenaire de Stéphane Degout à l’opéra dans Pelléas et Mélisande et Lessons in love and violence, et interprète passionnée d’œuvres contemporaines, est venue l’écouter avant de faire revivre dans deux jours, à la Philharmonie, la création française d’Hans Abrahamsen, Let me tell you.
La Gioconda (Amilcare Ponchielli)
Représentation du 10 février 2019
Théâtre de La Monnaie - Bruxelles
La Gioconda Hui He
Laura Adorno Szilvia Vörös
Enzo Grimaldo Stefano La Colla
Barnaba Scott Hendricks
La Cieca Ning Liang
Alvise Badoero Jean Teitgen
Isèpo Roberto Covatta
Zuane / Un pilot Bertrand Duby
Un Barnabotto / Una voce Bernard Giovani
Un cantore René Larya
Una voce Alejandro Fonté
Direction musicale Paolo Carignani Hui He (La Gioconda) Mise en scène Olivier Py (2019) Nouvelle production en co-production avec le Théâtre du Capitole de Toulouse et Teatr Wielki Warszawa
Œuvre peu jouée de par la difficulté qu’elle représente pour les artistes constamment mis sous tension vocale – L’Italie entière n’en donne aucune représentation cette saison -, La Gioconda préfigure par sa richesse musicale un basculement d’époque.
En effet, depuis le début des années 1870, les grandes figures du Grand Opéra (Meyerbeer, Rossini, Auber, Halevy) ont disparu, et Verdi, après Don Carlos (1867) et Aida (1871), vient d’entrer dans une longue période de voyages artistiques et de révisions de ses œuvres (Simon Boccanegra, Don Carlo), dont il ne ressortira qu’en 1887 avec l’époustouflant Otello.
Et c’est également à partir de la seconde partie des années 1880 que vont apparaître les œuvres réalistes de Leoncavallo, Mascagni et Puccini, tournées vers des drames quotidiens.
Ainsi, avec le célèbre ballet ‘La danse des heures’, qui symbolise la lutte éternelle entre les forces du bien et du mal, subsiste toujours dans La Gioconda un écho du Grand Opéra passé.
Et le livret d’Arrigo Boito, le poète auquel Verdi s’associera pour Otello, basé sur la pièce de Victor Hugo‘Angelo, tyran de Padoue’, mais transposé à Venise, rapproche d’autant plus Ponchielli de Verdi que ce dernier s’était déjà inspiré de deux ouvrages du dramaturge français, Hernani et Le Roi s’amuse, respectivement pour Ernani et Rigoletto.
Par ailleurs, l’œuvre comprend des passages virtuoses alliant le chœur et l’orchestre qui annoncent ce même Otello.
Pourtant, Ponchielli met aussi les chanteurs à rude épreuve avec une écriture dramatique que l’on va retrouver dans les opéras véristes les plus durs.
Jean Teitgen (Alvise Badoero)
Et la mise en scène d’Olivier Py ne fait qu’éloigner l’ouvrage le plus célèbre de Ponchielli de la pompe du Grand Opéra, en plongeant les protagonistes dans un univers sous-terrain noir, sans lumière, là où l’eau croupit et où erre un clown triste et inquiétant, évoquant à la fois le personnage de Rigoletto et celui de Canio dans Il Pagliacci de Leoncavallo.
On ne pouvait pas mieux trouver comme scénographie qui jette un pont entre plusieurs univers, renforçant ainsi la position de confluence esthétique du chef-d’œuvre de Ponchielli. L’enchaînement des tableaux est brillamment réalisé sans temps morts, avec une sensation d’enfermement permanente accentuée par les structures frontales en forme de chambres carcérales, ou bien par l’effet d’infini en trompe-l’œil de la chambre photographique projetée en arrière-scène.
Le metteur en scène n’évite pas la complaisance pour les scènes sordides d’éventrement ou de viol, manie avec grâce les corps masculins des danseurs, et crée un climat surréaliste où le pouvoir apparaît nettement dissocié de la vie des bas-fonds, créant une tension exacerbée par la présence machiavélique de Barnaba.
Scott Hendricks (Barnaba)
Ce n’est donc pas une interprétation qui met à l’aise ou flatte l’œil, mais une mise en mouvement de l’histoire du sacrifice inhumain d’une artiste, La Gioconda, pour sa rivale en amour, un enchevêtrement de sentiments contradictoires à la hauteur des tensions vocales qu’elles engendrent, et qui prend ici une inexorable force théâtrale chevillée au corps. Nullement la production ennuyeuse de Pier Luigi Pizzi en 2013 à l’Opéra Bastille n’avait laissé une telle impression mémorable.
Cette sensation de coup de poing permanent doit aussi beaucoup à la direction nerveuse et sans relâche de Paolo Carignani, qui n’était pourtant pas aussi prenante lors des représentations d’Il Trovatore à Munich dans la mise en scène d’Olivier Py. L’association des deux artistes est ici sans faille, et si les couleurs vrillées des cordes manquent sans doute de lustre et de raffinement, l’énergie sombre de cet orchestre survolté est avant tout au service d’un spectacle fort.
Hui He (La Gioconda) et Ning Liang (La Cieca)
Et les chanteurs, dont on admire l’endurance, se montrent à la hauteur d’un enjeu extrêmement exigeant pour leur voix. La Gioconda de Hui He surmonte sans problème les redoutables aigus de la partition tout en s’appuyant sur une tessiture grave poignante, et ne donne jamais l’impression de vaciller. Splendide Suicidio ! et un engagement douloureusement fatal qu’elle exprime avec une dignité saisissante.
Stefano La Colla fait également partie de cette catégorie de ténors expressifs qui tiennent la distance face à la violence des propos chantés. Couleurs claires teintées d’intonations réalistes, solidité et fluidité du souffle, il s’abandonne à l’art de la plainte puissante en jouant avec des fragilités auxquelles il ne succombe pas.
Szilvia Vörös, en Laura, possède également une excellente résilience et un timbre d’airain monochrome, mais c’est Ning Liang qui, de par son rôle et la souplesse d’une voix touchante, est l’un des point émotionnel majeur de la soirée.
Hui He (La Gioconda)
Enfin, Jean Teitgen se tire bien des incantations tendues du rôle d’Enzo, et, sans trop de surprise, le texan Scott Hendricks, fidèle à la Monnaie et à son public assidu, libère à nouveau sa capacité à incarner avec férocité un personnage aussi dur que celui de Barnaba.
Chœur endiablé et débarrassé de toute bride, on a bien compris qu’il s’agissait de ne laisser aucun répit et aucune perte d’attention aux spectateurs.
Rusalka (Antonín Dvořák)
Représentations du 29 janvier et du 01, 07 et 13 février 2019
Opéra Bastille
Le Prince Klaus Florian Vogt
La Princesse étrangère Karita Mattila
Rusalka Camilla Nylund
L'Esprit du lac Thomas Johannes Mayer
Ježibaba Michelle DeYoung
La Voix d'un chasseur Danylo Matviienko
Le Garçon de cuisine Jeanne Ireland
Première nymphe Andreea Soare
Deuxième nymphe Emanuela Pascu.
Troisième nymphe Élodie Méchain Le Garde forestier Tomasz Kumiega Klaus Florian Vogt et Karita Mattila
Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Robert Carsen (2002)
Depuis son entrée au répertoire en juin 2002, à l'initiative d'Hugues Gall, Rusalka a été repris par chaque directeur, Gerard Mortier, Nicolas Joel et, dorénavant, Stéphane Lissner, démontrant l'unanimisme non seulement pour le chef-d’œuvre d'Antonín Dvořák, mais également pour la mise en scène si belle et si sensible de Robert Carsen.
Double inversé de la chambre suspendue au-dessus du lac où vit la créature des eaux, lumières tamisées et roses rouges entourant le lit nuptial, ondes marines qui se projettent devant les nymphes, la scénographie épure et entrelace réalité et fantastique avec une virtuosité qui fait de cette production un incontournable du metteur en scène canadien, avec celle de Capriccio qu’il réalisa pour le Palais Garnier deux ans plus tard.
Camilla Nylund (Rusalka)
Et, contrairement aux dernières reprises, ces nouvelles représentations s’abstiennent de faire appel dans les rôles principaux à des chanteurs d’origine slave, et sont confiées à une directrice musicale finlandaise.
Passionnée par les œuvres du XXe et XXIe siècle - elle a en effet déjà dirigé Siddharta, L’Affaire Makropoulos et Trompe-la-mort à l’Opéra de Paris-, Susanna Mälkki s’applique sans relâche à entretenir la tonicité de l’orchestre, tout en tirant sur les cuivres, les percussions et les sonorités métalliques, parfois fort tranchantes, avec une technicité indéniable, mais également une volonté de maintenir les cordes dans des teintes froides, sans effet de rubato qui pourrait évoquer une atmosphère trop sentimentale.
Camilla Nylund (Rusalka) et Klaus Florian Vogt (Le Prince)
Camilla Nylund, dont la diction claire montre ses affinités avec l’univers des héroïnes straussiennes, décrit dans le premier acte une jeune fille un peu extérieure à ses douleurs, et se situe sur le même plan vocal que Michelle DeYoung, en Ježibaba, qui ne diffère d’elle que pas des couleurs légèrement plus sombres, sans grande différence d’ampleur.
Karita Mattila (La Princesse)
Dans le second acte, l’arrivée triomphale de Karita Mattila, somptueuse de chaleur et de rayonnement, ne fait que mettre plus à mal le personnage de Rusalka, écrasée par cette princesse si sûre de sa volupté. C’est donc au dernier acte, après l’injonction au meurtre proférée parJežibaba, que Camilla Nylund donne plus de consistance à son personnage, épanouissant ainsi Rusalka dans son être de femme entière.
Elle est également la seule, parmi les premiers rôles, à faire entendre des sonorités typiques de la langue du livret.
Jeanne Ireland (Le garçon de cuisine) et Tomasz Kumiega (Le Garde forestier)
Et le cœur de l'Esprit du lac de Thomas Johannes Mayer bat tel celui de l'esprit de la mélancolie noire, et bienveillante, entouré des trois nymphes d'Andreea Soare, Emanuela Pascu et Elodie Méchain, aux voix homogènes.
Quant à Klaus Florian Vogt, immense chanteur wagnérien associé aux rôles de Tannhäuser, Lohengrin et Parsifal, il trouve, à l’instar du personnage de Paul dans Die Tote Stadt, une incarnation qui lui convient bien, que ce soit par le charme du Prince ou par l’éclat juvénile de son timbre. Il doit toutefois composer avec une écriture qui lui offre moins d’occasions de déployer sa puissance et sa largeur vocale, et qui devient plus exigeante dans les aigus au dernier acte, ce qui tend à renforcer la clarté nasale de ses intonations. L’inimitable unicité de ce chanteur n’en est pas moins totalement captivante à admirer.
Klaus Florian Vogt et Camilla Nylund
Et finalement, c’est parmi les seconds rôles, tous des artistes issus de l'Académie de Musique de l'Opéra, que l'on retrouve des sonorités slaves, notamment chez Danylo Matviienko, jeune chanteur ukrainien qui n'incarne la voix du chasseur qu’en coulisse, et Tomasz Kumiega, dont on sent poindre les accents graves et nonchalants d'Eugène Onéguine.
Jeanne Ireland, en garçon de cuisine, montre aussi une belle présence et de la brillance, et nous rappelle que c’est dans ce rôle, il y a 16 ans, que nous découvrions Karine Deshayes pour la première fois sur la scène de l’opéra Bastille.
Danylo Matviienko (la voix d'un chasseur), Jeanne Ireland (le garçon de cuisine) et Tomasz Kumiega (le garde forestier)
Les Troyens (Hector Berlioz)
Répétition du 19 janvier et représentations du 25 janvier et 03 février 2019
Opéra Bastille
Cassandre Stéphanie d'Oustrac
Ascagne Michèle Losier
Hécube Véronique Gens
Énée Brandon Jovanovich
Chorèbe Stéphane Degout
Panthée Christian Helmer
Le Fantôme d'Hector Thomas Dear
Priam Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec Jean-Luc Ballestra
Hellenus Jean-François Marras
Polyxène Sophie Claisse
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Aude Extrémo
Iopas Cyrille Dubois
Hylas Bror Magnus Tødenes
Narbal Christian Van Horn
Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019) Ekaterina Semenchuk (Didon) Nouvelle production
Diffusion sur Arte et sur Arte Concert le 31 janvier 2019 à 22h45
Composé pour le Théâtre Lyrique en 1863, où seule la seconde partie Les Troyens à Carthage sera représentée, Les Troyens n’est entré au répertoire de l'Opéra de Paris qu'en 1921, et a eu l'honneur de faire l’ouverture de Bastille dans une mise en scène de Pier-Luigi Pizzi, le 17 mars 1990, sous la direction de Myung-whun Chung.
Le rideau de scène bleu Lapis Lazuli, orné de figures symboliques tracées au trait blanc, était confié à Cy Twombly, et avait la même fonction que le nouveau plafond peint par Marc Chagall en 1964 pour le Palais Garnier, c'est-à-dire, attirer le spectateur vers la modernité théâtrale.
Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)
Puis, en 2007, Gerard Mortier reprit la mise en scène forte et élégante d'Herbert Wernicke, imaginée pour le Festival de Salzbourg, qui supprimait toutefois les ballets originels, sous la direction de Sylvain Cambreling.
Et c'est donc une version quasi-intégrale – les ballets des constructeurs, matelots et laboureurs ainsi que la scène des sentinelles et de Panthée à Carthage étant cependant coupés – qui est proposée pour célébrer à la fois les 30 ans de l’ouverture de l’opéra Bastille (13 juillet 1989), les 60 ans de la création du Ministère des affaires culturelles (03 février 1959), les 150 ans de la mort d’Hector Berlioz (8 mars 1869) et les 350 ans de l’Académie de Musique (28 juin 1669).
De plus, si l’on sait que seuls 7 autres opéras ont pour l’instant bénéficié d’au moins 3 productions différentes à Bastille (La Flûte Enchantée, Boris Godounov, Carmen, Simon Boccanegra, Parsifal, Elektra, Lady Macbeth de Mzensk), l’hommage qui est rendu au compositeur, malheureux de son vivant avec l’institution parisienne, dépasse probablement tout ce qu’il pouvait imaginer.
Toutefois, en confiant cette nouvelle production à Dmitri Tcherniakov, que l’on retrouvera au printemps pour la reprise de Iolanta / Casse-Noisetteà Garnier, et dans deux ans pour une nouvelle production de La Dame de Pique, il est entendu que l’on ne va pas assister à un spectacle simplement magnifiquement illustratif, comme ce fût le cas au Théâtre du Châtelet en 2003 avec la mise en scène de Yannis Kokkos.
En effet, Dmitri Tcherniakov montre deux faces très différentes de son talent à travers les deux volets des Troyens, l’une, la maîtrise du croisement entre l’ampleur épique et la narration des destins individuels à travers une direction d’acteurs d’un foisonnement et d’une précision hors pair, l’autre, la transfiguration d’une intrigue personnelle en une analyse psychologique ramenée dans un contexte social contemporain.
Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)
Pour Troie, le metteur en scène a conçu un décor d’une incroyable complexité représentant les rues enserrées d’une cité du Moyen-Orient ravagée par la guerre, dans laquelle s’insère un luxueux écrin en bois laqué donnant à voir la vie dans une pièce du palais royal.
Et au deuxième acte, à l’apparition du fantôme d’Hector enflammé traversant en diagonale le plateau, ce décor s’ouvre et se déplie pour créer un nouvel espace totalement dégagé en son centre, l’ombre des immeubles lugubres planant en fond de scène face à Enée, en garde comme dans une posture de cinéma. Souhaitons que les mécanismes de ce dispositif fabuleux ne défaillent pas, car c’est véritablement une fantastique prouesse technologique qui est mise en œuvre ici.
Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)
Et lors de la première scène jouée en silence, Tcherniakov présente méthodiquement l’ensemble de la famille de Priam, un par un. Puis, débute la musique animée par le peuple en liesse, et survient une Cassandre enfant ruminant sa révolte, qui s’adresse à des médias télévisés pour révéler son confit avec sa famille et la rue. En même temps, Priam est décrit comme un homme honni par Cassandre pour avoir abusé d’elle, et méprisé par Enée qui prépare un coup d’Etat avec les Grecs.
Stéphanie d’Oustrac, le regard vipérin, se prend facilement aux jeux d’affrontement face à Chorèbe, Priam et Hécube, et offre à Cassandre une voix déliée d’une belle teinte brune aux accents lyriques et angoissés, sans forcer sur la puissance, et son personnage exprime une colère entière jouée avec une crédibilité infaillible. Elle est véritablement une chanteuse qui sait être sur scène.
La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)
L’autre joyau de la distribution est Stéphane Degout, sagement posé, mais d’une flambante pulsation vocale, une virilité soyeuse d’une profondeur bien affirmée qui lui donne un charme autoritaire séduisant.
Dans cette partie, grâce à son travail avec le metteur en scène, le chœur gagne une vitalité débordante et une maîtrise de son action grandement réussie, que ce soit lors de l’hymne « Dieu protecteur de la vie éternelle » qui entoure une procession royale marchant face à la scène le long d’un étroit couloir humain, ou bien , plus encore, lors du grand chœur des troyennes qui entament une enthousiasmante danse exaltée avec Stéphane d’Oustrac, avant le spectaculaire suicide final.
Et si Véronique Gens est une Hécube de luxe ayant peu à chanter, elle est en revanche bien mise en valeur au sein du chœur, si bien qu’elle se distingue vocalement très nettement lors des grands élans de la masse chorale.
Ainsi, chaque personnage, même muet, semble avoir une ligne de vie propre travaillée par le metteur scène, mais il devient difficile en une seule soirée de tout suivre en détail.
Et après une première partie d’une force inégalée, soutenue par des chœurs excellemment dirigés, la seconde partie, dans sa forme, prend le risque de décontenancer une partie du public.
Le décor unique représente avec grand réalisme une salle d’un centre de rééducation pour blessés de guerre, avec coin télévision, baby-foot, du mobilier simple, et des dessins d’enfants et photos de familles comme décoration murale.
Ekaterina Semenchuk (Didon)
Ici, Tcherniakov se place sur le plan purement psychologique. A la fin de Troie, dans sa mise en scène, Creusée, la femme d'Enée, s'est suicidée, déçue par la trahison de son époux envers son royaume. Bien entendu, cela ne correspond à aucune légende connue aujourd'hui (soit Creusée fut enlevée par les Grecs, soit Enée, après l'avoir perdue, la retrouva sous forme de fantôme l'encourageant à refaire sa vie ailleurs), mais lorsque l'on arrive à Carthage, on retrouve deux personnages principaux ayant besoin de se détacher de leur passé sentimental pour poursuivre leur vie. Enée ne peut oublier Creusée, et Didon ne peut oublier le meurtre de Sychée, 7 ans plus tôt, qui l'a poussée à quitter Tyr.
Ekaterina Semenchuk (Didon)
La rencontre dans ce lieu imaginé par Tcherniakov a donc pour finalité d'arriver, par une relation de transfert réciproque, à permettre à chacun d'eux de guérir de leurs blessures et de repartir. Le moment où chacun porte le coup qui va créer ce détachement est symbolisé par la séquence de tir à l'arc sensée "tuer" le double de soi.
Enée surmonte l'épreuve, et peut repartir pour Rome, mais Didon échoue et est la grande perdante de cette relation psychologique.
Ce que met donc en scène Tcherniakov est quelque chose de très humain qui se joue parfois dans les relations interpersonnelles, et des personnes qui ont déjà vécu cela dans leur vie, ou qui savent que cela peut arriver, par effet miroir peuvent être captée par ce dénouement dramatique
Brandon Jovanovich (Enée)
Plusieurs séquences sont par ailleurs de véritables petits exploits scéniques, le combat au sol d’Enée face à un adversaire mené de manière très réaliste, ou bien le duo de Narbal et Anna chanté en jouant au ping-pong.
Seul inconvénient majeur de cette scénographie, elle ne s’adapte pas visuellement au lyrisme de la pantomime de la scène de chasse ou au duo d’amour rêveur de Didon et Enée, ne serait-ce que par des variations lumineuses, ce qui ne permet pas de renforcer l’impact romantique de ces magnifiques pages berlioziennes.
Michèle Losier (Ascagne)
Vocalement impressionnant dès la première partie, Brandon Jovanovich rend à Enée une stature d’une considérable solidité. Ténor massif doté d’une tessiture assombrie et mue par un flux vocal vigoureux, l’homogénéité de timbre et de couleur, qui le rapproche de celle de Stéphane Degout, dessine de lui un guerrier d’un grand charisme généreux. La diction est par ailleurs correctement intelligible.
Il forme donc avec Ekaterina Semenchuk un couple au tempérament bien assorti, et c’est un authentique plaisir que de retrouver cette grande chanteuse russe, pour une fois présentée sans maquillage qui ne la travestisse, et son naturel est particulièrement plaisant à admirer. A nouveau, belle homogénéité de timbre, résistance aux tensions les plus aiguës du rôle, excellente actrice qui se plie aux exigences d’un jeu qui évacue le moindre geste convenu, elle accorde un soin exemplaire à la musicalité, et n’accentue aucun effet de poitrine pour grossir la voix, avec un respect total pour le texte de Berlioz.
Cyrille Dubois (Iopas)
Et parmi les rôles secondaires, Cyrille Dubois remporte un joli succès pour son air « Ô blonde Cérés » chanté avec une naïve légèreté qui touche au cœur, alors que Michèle Losier s’attache le public pour l’aplomb et la saisissante longueur de souffle avec laquelle elle met en avant le jeune Ascagne.
La bonne humeur et le mezzo bien charpenté d’Aude Extrémo trouvent enfin leur pendant vocal dans la présence et le timbre métallique de Christian Van Horn, et leur duo est l’une des distinctions de la représentation.
Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)
Mais c’est à Philippe Jordan et à la finesse d’exécution des musiciens de l’Opéra de Paris que Berlioz doit beaucoup ce soir, et le son de ce raffinement musical est patiné à la fois par l’acier luisant des cordes, et par la ductilité éclatante des cuivres qui donnent un caractère particulièrement élancé à l’interprétation. Sensationnelle est la fusion théâtrale avec les chœurs, parfois démonstratif mais jamais pompeux est l’emportement sonore, le ravissement des pulsations et les chatoiements des instruments à vent sont toujours magnifiques d’irréalité. Probablement, une accentuation de la chaleur des bois permettrait aussi d’enfler la sensualité passionnelle, même si le parti-pris scénique tend, dans la seconde partie, à la contraindre.
Il Primo Omicidio (Alessandro Scarlatti)
Répétition du 21 janvier et représentation du 24 janvier 2019
Palais Garnier
Caino Kristina Hammarström Hippolyte Chapuis (21) / Charles Le Vacon (24) Abele Olivia Vermeulen Rémi Courtel (21) / Arthur Viard (24) Eva Birgitte Christensen Alma Perrin (21) / Lucie Larras (24) Adamo Thomas Walker Armand Dumonteil (21) / Anton Bony (24)
Voce di Dio Benno Schachtner Riccardo Carducci (21) / Mayeul Letellier (24)
Voce di Lucifero Robert Gleadow Léo Chatel (21) / Andréas Parastatidis (24)
Direction musicale René Jacobs
Mise en scène Roméo Castellucci (2019) B’Rock Orchestra Avec la participation de la Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris
Nouvelle production et coproduction avec le Staatsoper Unter Den Linden, Berlin et le Teatro Massimo, Palerme
Après Francesco Cavalli,Alessandro Scarlatti est le second compositeur baroque à faire son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris sous la direction de Stéphane Lissner.
Et pour rendre compte de cet événement, il suffit de se rappeler que le dernier compositeur, issu de cette longue période qui suivit la Renaissance jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, à avoir intégré le répertoire de l’Académie de Musique est Henry Purcell, avec Didon et Enée, joué à la salle Favart en mars 1984.
Birgitte Christensen (Eve)
Auteur de 125 opéras, 700 cantates et oratorios, de messes et de madrigaux, Alessandro Scarlatti est ainsi le représentant le plus connu de l’école napolitaine, et son style fort et parfois violent, sans recherche de virtuosité facile, qui introduit pour la première fois des cors dans l’orchestration, l’identifie comme le précurseur de l’opéra moderne qui inspira Gluck et Mozart.
C’est pourtant avec un oratorio composé lors de son passage à Venise, en 1707, que le Palais Garnier l’accueille aujourd’hui à travers un sujet biblique pour lequel le plasticien Roméo Castellucci, à l’instar de son travail pour Moise et Aaron, à Bastille, ou de Salomé, à Salzbourg, est un metteur en scène inspirant.
Birgitte Christensen (Eve) et Thomas Walker (Adam)
Les puristes critiqueront le fait que l’orchestre soit considérablement enrichi afin d’emplir de son la grande salle de Charles Garnier, mais il s’agit d’une condition pour créer un spectacle qui puisse toucher le plus grand nombre.
Roméo Castellucci se montre par ailleurs lisible, et propose une vision moins déroutante que ce qu’il sait faire, la première partie se déroulant devant un écran opaque situé à l’avant-scène, derrière lequel un système luminescent varie les ambiances visuelles.
Une copie de L’annonciation de Simone Martini et Lippo Memmi (1333) descend du ciel en position inversée afin de figurer une main de Dieu, pointue, à laquelle Abel accroche une poche de sang, symbole de son sacrifice, les lumières prenant par la suite des teintes rougeâtres, avant de s’achever sur une figure géométrique aux traits dorés qui peuvent suggérer un visage divin.
Kristina Hammarström (Caino)
L’image de la famille formée par Adam et Eve et leurs deux enfants montre par la suite une première fissure par l’attitude de Caïn qui s’en sépare. On peut voir dans ce premier tableau abstrait une image esthétisante de la préférence de Dieu, présence informe, pour les dons de sang, et donc la destruction de la vie.
Dans la seconde partie, le décor devient pastoral, un sol verdoyant, jonché en son centre de plantes que Caïn cultive, fait face à un ciel noir étoilé. L’image est poétique et glaciale à la fois, car elle exprime également un immense sentiment de solitude.
Cependant, ce sentiment est plus sensible vu depuis le parterre, que depuis les hauteurs des loges qui permettent à peine de saisir ce ciel fixe.
Kristina Hammarström (Caino), Hippolyte Chapuis (Caino) et Riccardo Carducci (Voce di Dio)
Et au moment du meurtre d’Abel, des enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine se substituent aux chanteurs pour continuer à mimer le reste de l’action, l’isolement de Caïn, couronné Roi mais banni, et la transformation du martyr d’Abel en martyr christique, toujours pour souligner la soif de sang de Dieu, devenant poignants par le processus d’identification que représente cette relation entre frères.
Ces enfants, par leur expérience du chant, réussissent avec virtuosité à bouger leur corps et prendre des poses tout en imitant les chanteurs principaux disposés dorénavant dans la fosse, légèrement en hauteur, mais il y a toujours le risque que cette innocence ne soit pas prise au sérieux, alors qu’elle le devrait, car Castellucci illustre finalement comment l’enfance peut être pervertie par la vision du monde des adultes.
Hippolyte Chapuis (Caino)
Cet oratorio transformé en drame musical n’est pourtant pas le seul élément atypique de cette nouvelle production, car l’enrichissement de l’orchestre, augmenté aux dimensions de l'espace de Garnier, l’est tout autant.
Alors que son enregistrement d’Il primo Omicidio (1997) repose sur une vingtaine d’instruments, plus de 35 entourent René Jacobs ce soir, les musiciens à cordes du B'Rock Orchestra restant debout tout le long de la soirée.
Le son gagne en chaleur et densité, les jeux de réponses entre la légèreté aérienne des violons et les couleurs de basse continue lancinante sont renforcés, mais certains détails se perdent, comme ceux du théorbe, ce qui ne dispense donc pas chacun de découvrir, un jour, la version originelle, mais dans un cadre plus restreint, afin d’apprécier la simplicité plus frustre de cette musique tant évocatrice.
Benno Schachtner, Birgitte Christensen, Olivia Vermeulen, Kristina Hammarström, Thomas Walker et Robert Gleadow
L’ensemble de la distribution possède par ailleurs une homogénéité de timbre ocre, hormis Robert Gleadow, Lucifer inquiétant fort bien caractérisé, d’où se distingue le charme langoureux et plaintif de Birgitte Christensen, une Eve absolument humble et émouvante à écouter et admirer. Tous chantent très bien, mais sans sensualité dominante, ce qui donne une patine austère à la composition vocale.