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Publié le 23 Janvier 2019

Les Idoles (Christophe Honoré)
Représentation du 18 janvier 2019
Odéon, Théâtre de l’Europe

Bernard-Marie Koltès Youssouf Abi-Ayad
Cyril Collard Harrison Arévalo
Serge Daney Jean-Charles Clichet
Hervé Guibert Marina Foïs
Jean-Luc Lagarce Julien Honoré
Jacques Demy Marlène Saldana
Bambi Love Teddy Bogaert

Conception et mise en scène Christophe Honoré
Scénographie Alban Ho Van

                                                        Cyril Collard

Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Théâtre National de Bretagne, TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers, TANDEM, scène nationale, Comédie de Caen, CDN de Normandie, TNT – Théâtre National de Toulouse, Le Parvis Scène Nationale Tarbes-Pyrénées, La Criée, Théâtre National de Marseille, MA Scène Nationale, Pays de Montbéliard

Créée au Théâtre Vidy-Lausanne en septembre 2018, Les Idoles est un hommage viscéral de Christophe Honoré à toutes les figures artistiques et philosophiques qui inspirèrent sa jeunesse des 20 ans au tournant des années 90, et qui disparurent à ce moment-là (entre 1989 et 1995), détruits par le virus du Sida.

Julien Honoré (Jean-Luc Lagarce) et Harrison Arévalo (Cyril Collard) - Photo : Théâtre de l'Odéon

Julien Honoré (Jean-Luc Lagarce) et Harrison Arévalo (Cyril Collard) - Photo : Théâtre de l'Odéon

Six acteurs incarnent six de ces figures emblématiques, tel l’écrivain Bernard-Marie Koltès, qui connut une longue collaboration avec Patrice Chéreau (Combat de nègre et de chiens, Quai Ouest, Dans la solitude des champs de coton, Le Retour au désert), Cyril Collard, inspiré par Jean Genet, dont Les Nuits fauves reçu 4 César en 1992, Serge Daney, critique de cinéma, qui défendait notamment Jean-Luc Godart, Marguerite Duras et Jacques Demy, Jacques Demy, justement, qui fut marié à Agnès Varda et reconnu pour ses films musicaux dont Peau d’âne avec Catherine Deneuve, Hervé Guibert, écrivain et journaliste, qui révéla sa séropositivité dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, et Jean-Luc Lagarce, dont la pièce Juste à la fin du monde fut adaptée par Xavier Nolan en 2016.

Harrison Arévalo (Cyril Collard) et Youssouf Abi-Ayad (Bernard-Marie Koltès) - Photo : Théâtre de l'Odéon

Harrison Arévalo (Cyril Collard) et Youssouf Abi-Ayad (Bernard-Marie Koltès) - Photo : Théâtre de l'Odéon

Tous sont réunis dans un au-delà imaginaire, et évoquent leur vie passée autour des piliers d’un décor imposant, avec ses zones d’ombre et ses alcôves, dont l’une accueillera Youssouf Abi-Ayad pour jouer le rôle d’un Bernard-Marie Koltès mimant fort sensuellement John Travolta dans Staying Alive. D’autres séquences rétro, dont l’extraordinaire numéro de danse et de chant de Marlène Saldana (Jacques Demy), à l’aise dans son corps sans être une pin-up pour autant, colorent d’un sens festif ces moments de mémoire.

Puis survient, dans un état de recueillement fort émouvant, l’interprétation toute en délicatesse de Marina Foïs qui fait sortir de la bouche d’Hervé Guibert un hommage à cœur serré à celui dont il tira une immense fascination, Michel Foucault, décédé un peu plus tôt du Sida, en 1984, et dont il révèle un portrait masqué dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. En fond de scène, un portrait du maître, en noir et blanc, fixe les spectateurs.

Teddy Bogaert (Bambi Love), Harrison Aravelo, Marina Foïs, Youssouf Abi-Ayad, Marlène Saldana, Julien Honoré, Jean-Charles Clichet - Photo : Julien Weber / Paris Match

Teddy Bogaert (Bambi Love), Harrison Aravelo, Marina Foïs, Youssouf Abi-Ayad, Marlène Saldana, Julien Honoré, Jean-Charles Clichet - Photo : Julien Weber / Paris Match

Et le rôle le plus charismatique repose sur Harrison Arévalo, qui brosse une figure totalement provocante de Cyril Collard, bien qu’il n’en imite pas l’ambiguïté sensuelle. Mots forts lorsqu’il rappelle le sens des Nuits Fauves et de la scène où Cyril se taillade les veines pour menacer un voyou, le virus du Sida devenait une arme contre le virus de l’extrême droite.

Il joue également avec la salle, utilise des mots crus, revit en un clin d’œil la cérémonie des César, et évoque enfin l’acteur de cinéma Rock Hudson et la façon dont il fut rapatrié seul dans un Boeing 747, après un séjour à Paris et la révélation de sa maladie.

Si l’écriture des dialogues ne rend pas compte des qualités littéraires de ces artistes, sa familiarité facilite une emprise directe du cœur sur la vie qui se joue sur scène, l’inventivité de la sexualité et la joie de vivre d’une époque dominant le drame comme si un paradis avait depuis disparu.

Et pour le plaisir, l’acteur Teddy Bogaert apparaît simplement pour stimuler l’imagination érotique des héros ressuscités.

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Publié le 15 Janvier 2019

La Dame de pique (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Représentation du 13 janvier 2019
Royal Opera House Covent Garden - Londres

Herman Aleksandrs Antonenko
Le Comte Tomski John Lundgren
Le Prince Eletski Vladimir Stoyanov
Tchekalinski Alexander Kravets
Sourine Tigran Martirossian
Tchaplitski Konu Kim
Naroumov Michael Mofidian
La Comtesse Felicity Palmer
Lisa Eva-Maria Westbroek
Pauline Anna Goryachova
Primera Jacquelyn Stucker
La Gouvernante Louise Winter

Direction musicale Antonio Pappano
Mise en scène Stefan Herheim (2016)                     
Aleksandrs Antonenko (Hermann)
Orchestre du Royal Opera House
Coproduction Dutch National Opera - Amsterdam

Une semaine jour pour jour après la première de la reprise de La Dame de pique à l'opéra de Stuttgart, Londres ouvre l'année 2019 avec la reprise de la version scénique créée à Amsterdam deux ans plus tôt.

Dans cette interprétation, Stefan Herheim centre l'oeuvre sur le rapport entre Tchaïkovski et le ténor Nikolay Figner pour lequel il créa, ainsi que pour sa femme, Medea, les rôles principaux de La Dame de Pique et de Iolanta.
Il lui dédia également six romances, et le chanteur resta proche de lui jusqu'à sa mort.

Aleksandrs Antonenko (Hermann) et Felicity Palmer (La Comtesse)

Aleksandrs Antonenko (Hermann) et Felicity Palmer (La Comtesse)

Une brève introduction rappelle que Tchaïkovski devait vivre avec une homosexualité difficilement acceptée à son époque, bien que tolérée dans son milieu, et le propos du metteur en scène est de faire revivre le compositeur dans les situations sociales et spirituelles qui entourèrent la création de La Dame de pique.

Vladimir Stoyanov, relayé sur scène par un acteur, se glisse aisément dans cette incarnation omniprésente, et chante le rôle d‘ Eletski qui peut être vu comme un versant adapté, mais faux, de l'artiste en société.

Et Stefan Herheim démultiplie Tchaïkovski à travers le chœur masculin, le fait interagir avec Hermann, comme s'il était une créature issue de son génie qu'il aime, mais ne rend pas forcément sensible sa psychologie.

Duo de Daphnis et Chloé

Duo de Daphnis et Chloé

La référence à la cage jouant l'air de l'Oiseleur Papageno en ouverture est, certes, un joli clin d'œil au duo de Daphné et Chloé inspiré de La Flûte enchantée de Mozart, cependant, ce point de vue omet de faire d’Hermann une projection de la condition du musicien. Par conséquent, il faut lire les états d’âme de l’auteur dans la direction théâtrale, où l’on peut reconnaître des symboles parfois évidents, les apparitions de trois Tchaïkovski en Saint-Sébastien fantomatiques criblés de plumes d’écrivain à l’encre noire, le transport du corps de la Comtesse dans le piano, qui scelle donc l’avenir artistique du compositeur, mais l’empathie n’en émerge guerre pour autant. 

Felicity Palmer (La Comtesse) et Eva-Maria Westbroek (Lisa)

Felicity Palmer (La Comtesse) et Eva-Maria Westbroek (Lisa)

L’œuvre semble ainsi retourner à l’inspiration sarcastique de la nouvelle de Pouchkine, et Stefan Herheim n’omet pas de donner aux grands ensembles une tonalité de music-hall, à travers les mouvements dansés et synchronisés du chœur, qui ne peuvent que plaire au spectateur anglo-saxon, bien qu’ils ne donnent une trop grande impression de facilité.

Par ailleurs, dans ce bel écrin de maison XIXe recouvert de bois et de parquet luxueux, agrémenté de portes et fauteuils recouverts de tissus d’émeraude qui laissent, dans les moments de ferveur, la place à de grands miroirs, il offre un cadre visuel flatteur pour le public conservateur, tout en écartant sa scénographie des interprétations conventionnelles. On y retrouve même certains éléments de son inoubliable Parsifal à Bayreuth, le grand portrait symbolique sur la cheminée, les ailes d’ange, mais pas la même vision historique.

Vladimir Stoyanov (Le Prince Eletski et Tchaïkovski)

Vladimir Stoyanov (Le Prince Eletski et Tchaïkovski)

De ce travail foisonnant résulte une réduction des liens entre protagonistes afin de mieux les relier à la personne de Tchaïkovski. Le sens dramaturgique se perd nettement, mais les chanteurs jouent tous le jeu, car on sent bien qu’il y a quelque chose d’étrange dans ce spectacle qui les pousse à une certaine abnégation d’eux-mêmes.

Est-ce pour cette raison que ces grands artistes, notamment les deux rôles principaux, paraissent moins soigner la qualité d’interprétation vocale qu’Erin Caves et Lise Davidsen, entendus sept jours plus tôt à l’opéra de la capitale du Bade-Wurtemberg ?

Aleksandrs Antonenko (Hermann)

Aleksandrs Antonenko (Hermann)

Aleksandrs Antonenko, chanteur massif aux intonations agressives qui peuvent brosser d’Otello un portrait encore plus sombre que celui de Iago, livre ici sans réserve un engagement volontariste, mais qui est défendu par une vaillance où les couleurs de timbre tirant sur le clair, et des sons vigoureusement dardés, émaillent une tessiture aux reliefs fortement accidentés. Difficile d’être ému dans ces conditions, et force est de reconnaître que l'on ne trouve pas pour l'instant sur les scènes lyriques le successeur de Vladimir Galouzine dans le rôle d’Hermann, fantastique chanteur dorénavant replié au Théâtre Mariinsky.

Ainsi, Erin Caves , à Stuttgart, arrive beaucoup mieux à en dépeindre le désarroi avec conviction.

Au côté du chanteur letton, Eva Maria Westbroek, malgré toute l’affection que l’on lui porte depuis l’incarnation du rôle de sa vie en la personne de Katerina Ismailova, réalise une prise de rôle qui ne lui permet pas de s’épanouir. Dans les beaux passages sombres et dramatiques on retrouve un romantisme nocturne d’une urgence blessée qui la rend immédiatement touchante, mais les nombreuses expressions de douleurs, toutes tendues vers les aigus déchirants, déstabilisent les vibrations de sa voix et lui font écourter disgracieusement ses plaintes. Le public londonien ne lui en tient pas rigueur pour autant.

Eva-Maria Westbroek (Lisa)

Eva-Maria Westbroek (Lisa)

Vladimir Stoyanov, belle tenue de ligne à l’élégance grisaillante, n’a ainsi aucun problème à séduire l’audience, participant lui-même à la confusion des esprits, car parmi tous ces sosies de Tchaïkovski, il devient difficile de percevoir les changements d’interprètes entre chanteurs et acteurs.

Et, contrairement à la mise en scène de Stuttgart, le rôle de Pauline reste tout à fait mineur, Anna Goryachova ayant tout juste le temps de laisser entendre un chant au grain hétéroclite.

Enfin, John Lundgren incarne un Tomski un peu rustre et Felicity Palmer pousse loin la caricature d’une Comtesse aux graves effrayants, ne lui accordant aucun effet de style un tant soit peu fin.

Chœur trop bien réglé, mais sans mystère, et orchestre gorgé d’un magnifique tissu pourpre mais poussé par Antonio Pappano à faire ronfler les cuivres avec une telle efficacité qu’il arrive que l’on ne distingue plus les cordes, les détails des mélodies des vents restent discrets, et l’ensemble ne trouve pas une unité qui permette durablement d’instaurer un climat propice à une immersion totale dans l’univers de Tchaïkovski

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Publié le 7 Janvier 2019

La Dame de pique (Piotr Ilitch Tchaïkovski)
Représentation du 06 janvier 2019
Staatsoper Stuttgart

Herman Erin Caves
Le Comte Tomski Gevorg Hakobyan
Le Prince Eletski Petr Sokolov
Tchekalinski Torsten Hofmann
Sourine Michael Nagl
Tchaplitski Christopher Sokolowski
Naroumov Jasper Leever
La Comtesse Hélène Schneiderman
Lisa Lise Davidsen
Pauline Stine Marie Fischer
Macha Carina Schmieger
La Gouvernante Anna Buslidze 

Direction musicale Oksana Lyniv
Dramaturgie Jossi Wieler
Mise en scène Sergio Morabito (2017)      
Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)
Costumes Anna Viebrock
Staatsopernchor Stuttgart, Choeur d'enfants de l'opéra de Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

C'est dans la production de La Dame de pique réalisée par Sergio Morabito et Jossi Wieler en 2017, à Stuttgart, que la jeune soprano norvégienne Lise Davidsen fait c'est début en Lisa à l'occasion de sa reprise, un personnage que ni Anna Netrebko, ni Sondra Radvanovsky n'ont abordé sur scène à ce jour.

Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen (Lisa)

Et elle l'aborde dans un spectacle fort éloigné des scénographies conventionnelles, qui réécrit une histoire au cœur d'un décor volontairement misérabiliste, où des restes de décoration baroque sur fond vert, typiques de l'architecture de Saint-Pétersbourg, dépareillent un ensemble défraîchi mélangeant restes de cinéma, passages souterrains et hôtel de passe construit sur une perspective à 360°. Cette histoire est celle d'un exclu dès son enfance, Hermann, qui tombe amoureux d'une jeune femme, Lisa, qui n'a pas d'autre choix pour survivre que de se prostituer auprès d'un riche prétendant, Eletski.

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Erin Caves (Hermann) et Lise Davidsen (Lisa)

Lise Davidsen est absolument phénoménale ! Aigus amples et progressivement puissants, suggérant l'expression d'une détresse intérieure proche de la panique, graves bien marqués sans le moindre effet glamour, elle laisse par ailleurs transparaître une réelle noirceur sur fond de caractère ingénu fort troublant. 

Et si elle n'a rien d'un personnage de Lulu dans cet univers de bas-fonds, sa fin s'achevant par un cri étrange en coulisse, bien que d’effet peu morbide, laisse penser qu'elle meurt assassinée.

Erin Caves, travesti en jeune désaxé, n'incarne pas un Hermann suffisamment noir et théâtralement bouleversant, mais sa composition endurante est bien défendue dans une approche qui le fait ressembler à Wozzeck.

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

Lise Davidsen (Lisa) et Stine Marie Fischer (Pauline)

C'est l’interprétation de Pauline, l’amie de Lisa, par Stine Marie Fischer qui est ici formidablement mise en valeur - elle chante notamment dans le duo de Daphnis et Chloé -, car elle est amenée à jouer le rôle d'une prostituée bisexuelle parfaitement assumée. L'image de la jeune fille consciencieuse et bien sage est donc pulvérisée, au profit d'un portrait décomplexé et vivant follement captivant. Et ce d'autant plus que l'alto allemande couvre un spectre de couleurs aux contrastes bien piqués qui lui donnent une personnalité particulièrement forte. Il sera possible de la réentendre à La Monnaie dans Le conte du tsar Saltan, juste avant le début de l’été.

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Stine Marie Fischer (Pauline) lors du bal masqué

Autre chanteur superbe, Petr Sokolov nourrit le Prince Eletski d'une voix d'une agréable homogénéité ouateuse et d'une impressionnante longueur de souffle, si irrésistible que sa présence tourne à la démonstration d'un plaisir narcissique fait pour tenir le spectateur pendu jusqu'au dernier filet d'air séducteur. L'effet est totalement réussi.

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Lise Davidsen (Lisa) et Petr Sokolov (Eletski)

Les autres rôles ont aussi leur force, la fierté ombrée de Gevorg Hakobyan en Comte Tomski, ou bien la parfaite précision d'élocution d'Hélène Schneidermann dans la chanson d'André Grétry, elle qui apparaît comme une comtesse classe, moderne, amoureuse de la vie et intelligente, exempte de traits fantomatiques.

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Gevorg Hakobyan (Le Comte Tomski)

Et l’une des grandes qualités de ce travail scénique est de brillamment illustrer les scènes de foule, depuis la ronde des enfants jusqu'à l'apothéose du bal masqué joyeux et vivant, teinté de pressentiments macabres, ainsi que la partie de cartes finale, qui contribue autant à renforcer la présence du chœur de l'opéra qu'à lier son unité par sa pleine participation théâtrale, sans que sa soyeuse musicalité n'en soit altérée. 

Surtout que l'élément essentiel, l'orchestre de l'opéra, est entraîné par Oksana Lyniv dans une lecture féline et svelte où les cuivres n'apportent que du muscle et de l'éclat sans la moindre lourdeur, avec des accélérations de cadence dans les scènes enlevées, et une élégance esthétique qui suggère un goût pour le néoclassicisme musical.

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Erin Caves (Hermann) et Hélène Schneiderman (La Comtesse)

Et si certains effets romantiques sont atténués, comme le duo de Pauline et Lisa qui démarre à l'arrière du décor, ou bien les frémissements d'effroi dans la cour où vit la Comtesse, le chœur en coulisse du troisième acte est en revanche magnifié par l'utilisation de l'intégralité de l’espace sonore du théâtre, car l’on entend alors un poignant sentiment religieux traverser irréellement l'ensemble des portes de la salle entrebâillées afin qu’il enserre de toute part les auditeurs.

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Oksana Lyniv entourée du chœur d'enfants de Stuttgart

Après ses débuts ici-même dans La Dame de Pique, nous retrouverons cette année Lise Davidsen dans une autre première, celle de ses débuts au Festival de Bayreuth à l'occasion de la création d'une nouvelle production de Tannhäuser
L'art lyrique n'est donc pas prêt d'être à court de jeunes prétendants pour le défendre !

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Publié le 2 Janvier 2019

Cendrillon (Serguei Prokofiev)
Représentation du 31 décembre 2018
Opéra Bastille

Cendrillon Valentine Colasante
L’Acteur-vedette Karl Paquette
Les Deux Soeurs Ludmila Pagliero
                            Dorothée Gilbert 
La Mère Aurélien Houette
Le Producteur Alessio Carbone
Le Professeur de danse Paul Marque
Le Printemps femme Marion Barbeau
L'Eté femme Émilie Cozette
L'Automne femme Sae Eun Park
L'hiver femme Fanny Gorse
Le Directeur de scène Nicolas Paul
Son Assistant Francesco Mura

Direction musicale Vello Pähn
Orchestre Pasdeloup
Chorégraphie Rudolf Noureev (1986)
Décors Petrika Ionesco                                               
 Valentine Colasante (Cendrillon)

Pour sa quatrième saison à la direction de la danse de l’Opéra de Paris (1986-1987), Rudolf Noureev présenta, le 25 octobre 1986, une nouvelle version de Cendrillon de Prokofiev, sur une musique créée originellement en 1945 au Théâtre du Bolshoi, après deux mois de répétitions données dans les studios inaugurés sous la Coupole du Palais Garnier en septembre 1986. Ces salles sont aujourd’hui dénommées Lifar, Noureev et Petipa.  

Karl Paquette (L’Acteur-vedette)

Karl Paquette (L’Acteur-vedette)

Cette nouvelle chorégraphie imaginée pour mettre en valeur Sylvie Guillem et Charles Jude, et dont Noureev supervisa également la version télévisée de novembre 1987 dans laquelle il incarnait le producteur, est un vibrant hommage au cinéma hollywoodien qui, pourtant, ne rencontra qu’un accueil mitigé lors de la tournée de l’Opéra à New-York.

On ne peut effectivement que trouver dépassées les références exotiques d’une scénographie qui donne parfois l’impression de nous faire voyager dans l’univers de Tintin. Et à la vue de la peluche immense d’un King-Kong à l’œil rouge brillant, on se remémore une autre production de Bastille qui est également une déclaration d’amour plus profonde aux héroïnes du cinéma américain : L’Affaire Makropoulos mis en scène par Krzysztof Warlikowski.

Cendrillon (version Rudolf Noureev) - Les adieux de Karl Paquette à la scène - Bastille 2018

Mais alors que Noureev poursuivait sa tournée américaine, un jeune homme d’une dizaine d’années entrait dans les locaux de l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris nouvellement établie près du parc André Malraux de Nanterre; Karl Paquette se trouvait être le seul garçon de sa classe entouré de 15 jeunes filles. Depuis, il a intégré le Corps de ballet de l’Opéra en 1994, et commencé à incarner des rôles majeurs au début des années 2000, avant d’être nommé danseur étoile le 31 décembre 2009, à l’issu de la représentation de Casse-Noisette.

Karl Paquette (L’Acteur-vedette), Valentine Colasante (Cendrillon) et Dorothée Gilbert (une sœur)

Karl Paquette (L’Acteur-vedette), Valentine Colasante (Cendrillon) et Dorothée Gilbert (une sœur)

Il personnifie ainsi des décennies de culture et de tradition de l’école de danse de l’Opéra de Paris, que Benjamin Millepied a par ailleurs essayé de révolutionner là même où Rudolf Noureev avait prudemment renoncé, et sa manière bienveillante et théâtrale d’assumer une présence racée au regard acéré lui vaut dorénavant un fort attachement de la part du public parisien.

Karl Paquette (L’Acteur-vedette) et Valentine Colasante (Cendrillon)

Karl Paquette (L’Acteur-vedette) et Valentine Colasante (Cendrillon)

Dans cette Cendrillon transposée à Bastille depuis la fin de l’automne 2011, Karl Paquette arrive sur scène, ce dernier soir de décembre 2018, porté par un grand élan qui soulève une formidable clameur jubilatoire provenant de la salle, et manifeste une véritable joie malicieuse teintée de sagesse à aussi bien jouer la comédie qu’à se livrer aux pas subtils et grands sauts majestueux, tout en mesurant impulsions et rythme des tournoiements acrobatiques. 

Karl Paquette (L’Acteur-vedette)

Karl Paquette (L’Acteur-vedette)

Pris ainsi dans l’action, tout devient source d’amusement aussi bien avec les deux sœurs interprétées par Ludmila Pagliero, en bleu, et Dorothée Gilbert, en rose, fantastiques d’élasticité dans cette chorégraphie qui, quelque part, les désarticule, qu’avec les diverses danseuses multicolores issues d’un folklore touristique du monde entier, de l’Espagne enflammée à la Chine séductrice.  La Mère jouée par Aurélien Houette est, elle, particulièrement burlesque.

Karl Paquette (L’Acteur-vedette) et Valentine Colasante (Cendrillon)

Karl Paquette (L’Acteur-vedette) et Valentine Colasante (Cendrillon)

Et Valentine Colasante, étoile d’à peine un an, danse comme sur du velours, démontrant une habileté étourdissante dans les pas les plus modernes – le numéro de claquettes avec le porte-manteau à bascule est une réussite technique éclatante -, et dresse le portrait d’une Cendrillon femme mûre et confiante de bout-en-bout, comme si elle savait dès le départ qu’elle est destinée à la réussite publique.

Valentine Colasante et Karl Paquette

Valentine Colasante et Karl Paquette

L’excellente cohésion de la distribution permet un déroulé de danses où se succèdent scènes de comédie musicale et grands mouvements classiques - la valse mauve qui clôt le premier acte en engageant 24 danseurs rappelle par ses couleurs la valse des coupes du Lac des Cygnes -, et des fantaisies exotiques qui, même si leur originalité n’est pas toujours saillante, sont portées par la musique envoûtante, et par moment mystérieuse, de Prokofiev.

Karl Paquette et ses enfants en compagnie d'Aurélie Dupont

Karl Paquette et ses enfants en compagnie d'Aurélie Dupont

Et il ne faut pas perdre de vue que tous les ballets du répertoire ne bénéficient pas d’une composition musicale hors du commun. Or Cendrillon est associée à une partition richement rythmée et colorée, toujours stimulante, et lorsqu’elle est interprétée par un orchestre Pasdeloup qui opère, sous la direction de Vello Pähn, à une splendide fusion de couleurs de timbres instrumentaux, et génère des volumes généreux et un lustre sonore luxueux qui atteignent le niveau de l’orchestre de l’Opéra de Paris, l’esprit de l’auditeur est alors éperdument transporté, quoi qu’il se passe sur scène. 

Karl Paquette et ses enfants

Karl Paquette et ses enfants

Tant de numéros originaux, les soubrettes dansant sur les réminiscences de la marche de l’Amour des 3 oranges, les douze coups de minuit marqués mécaniquement par douze danseurs athlétiques, sont une fête de l’esprit qui s’apprécie d’autant plus que l’ambiance de fin d’année s’y prête. Et la transposition à Bastille – moyennant quelques ajouts de décors comme la statue de la liberté visible dès le premier tableau – ne fait qu’accorder plus d’ampleur et de respiration à ce spectacle qui a ses moments de grâce et d’abandon, à l'instar du pas de deux final tant attendu.

Karl Paquette

Karl Paquette

Une fois l'ensemble des artistes ovationnés au rideau final, Karl Paquette revient enfin seul sur la scène pour recueillir sous une pluie d’or les hommages du public, après que Stéphane Lissner et Annette Gerlach aient achevé de présenter pour Arte ce dernier acte depuis leur loge suspendue, et l’on découvre les deux enfants blondinets de ce magnifique danseur qui le rejoignent dans un grand moment d’émotion, avec toute la reconnaissance d’Aurélie Dupont qui voit ainsi partir une des valeurs qu’elle a constamment appréciée.

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Publié le 31 Décembre 2018

La verità in cimento (Antonio Vivaldi)
Représentation du 27 décembre 2018
Rokokotheater Schwetzingen

Melindo David DQ Lee
Zelim Philipp Mathmann
Sultan Mamud Francisco Fernández-Rueda
Rosane Francesca Lombardi Mazzulli
Damira Franziska Gottwald
Rustena Shahar Lavi

Direction musicale Davide Perniceni
Mise en scène Yona Kim

Statisterie des Theaters und Orchesters Heidelberg
Philharmonisches Orchester Heidelberg           Philipp Mathmann (Zelim)

La verità in cimento est connu pour être le treizième opéra d'Antonio Vivaldi, et fut l'ouvrage avec lequel le compositeur vénitien revint par la petite porte du Teatro San't Angelo en octobre 1720, afin de reconquérir les cœurs de Venise après trois ans d'absence. Et c'est à Jean-Christophe Spinosi et à son ensemble Mattheus que l'on doit sa résurrection à travers une tournée française qui partit de Brest pour aller jusqu'à Nantes de janvier à avril 2002, en passant par Massy et la salle Gaveau, avant que la scène du Festival de Bologne ne l'accueille avec une très grande fierté.

Le Rokokotheater de Schwetzingen

Le Rokokotheater de Schwetzingen

Et c'est à présent le Festival Baroque 'Winter in Schwetzingen', abrité par le Rokokotheater – cet élégant théâtre de cour de 450 places, en réalité de style néoclassique, vit se succéder depuis 1752 nombre de créations mondiales dont "Olympie" de Voltaire, "Melusine" d'Aribert Reimann, "Pollicino" de Hans Werner Henze, "Der Wald" de Rolf Liebermann ou "Da Gelo a Gelo" de Salvatore Sciarrino -, qui lui rend hommage dans une version, certes, écourtée d'une demi-heure, mais enchâssée par un cadre intimiste qui distille un sentiment de proximité inhabituel avec les solistes, les musiciens et l'action scénique excellemment dirigée à la plus grande stupéfaction de tous.

Détail du Rokokotheater le long du cadre de scène

Détail du Rokokotheater le long du cadre de scène

Car on assiste en effet à un véritable règlement de compte familial, d'où aucun membre ne sort blanchi ou simplement neutre, et d'une modernité ahurissante au regard d'une musique qui à aucun moment ne semble dépassée.

Yona Kim, jeune metteur en scène coréenne reconnue en Allemagne, a non seulement conçu un décor d’appartement luxueux agencé avec goût, dans des tonalités vert et marron épurées, et une impression de volume qui est une gageure dans ce théâtre si modeste, mais surtout réalisé avec les six solistes un travail d’expression et d’interaction extrêmement fouillé qui fait ressentir avec acuité les émotions en jeu.

La justesse et l’apparent naturel des gestes, qu’ils soient tendres, agacés, voir violents, de chacun, et les réactions corporelles aux propos chantés par chaque protagoniste accentuent la sensation d’unité qui relie les chanteurs.

Et surtout, chaque personnalité, mères et enfants en particulier, évolue au fil des révélations et des vérités qui sont dites, révélant ainsi des comportements extrêmes inattendus.

Les instruments du Philharmonisches Orchester Heidelberg

Les instruments du Philharmonisches Orchester Heidelberg

Ainsi, Zelim apparaît dans la première partie comme un adolescent attardé un peu sauvage mais d’une dévotion attendrissante pour son frère, malgré le fait que ce dernier désire celle qu’il aime. Et le contre-ténor allemand Philipp Mathmann, dès son premier air empli d’affection sincère, chante avec un timbre qui draine plus qu’un angélisme pur et séduisant, le pathétisme prononcé de sa déclamation éplorée rendant absolument poignant ses sentiments fraternels.

Philipp Mathmann (Zelim) et Shahar Lavi (Rustena)

Philipp Mathmann (Zelim) et Shahar Lavi (Rustena)

Et ce d’autant plus que le second contre-ténor, David DQ Lee, brosse un portrait vocal de Melindo plus agressif, démontrant son aisance à aller chercher loin en soi la noirceur de graves dont il s’élève par la suite en les éclaircissant, pour finalement basculer vaillamment en voix de tête. Ce fils, qui se sent quelque part mal aimé, se transforme fatalement en un être menaçant pour son père, un tempérament déterminé et dur, franchement crédible par sa tension vitale.

Francisco Fernández-Rueda (Sultan Mamud) et David DQ Lee (Melindo)

Francisco Fernández-Rueda (Sultan Mamud) et David DQ Lee (Melindo)

Les deux mères sont également intelligemment incarnées, d’abord par Franziska Gottwald, qui est amenée à défendre une femme ambitieuse, Damira, mais sauvée par son humanité, avec beaucoup d’expressivité fauve dans la voix, alors que Shahar Lavi, nettement vieillie par les maquillages, tient un rôle plus aristocratique que l’on retrouve dans la droiture qui caractérise son émission vocale. Mais cette Rustena qui parait si sûre d’elle-même, et qui a droit à un magnifique air accompagné d’ironiques traits de flûte, découvrira un visage froid et impitoyable à la toute fin.

Franziska Gottwald (Damira)

Franziska Gottwald (Damira)

Fort sympathique avec son accent bien chantant, clair et franc, Francisco Fernández-Rueda dépeint un Mamud un peu dépassé par les évènements mais direct, sans le moindre sur- jeu inutile, un excellent rôle d’équilibriste mené avec un total sang-froid.
Quant à Francesca Lombardi Mazzulli, sa jeune Rosane ne peut que s’apitoyer sur le dilemme que lui impose une inextricable situation familiale, et elle joue cela avec les inévitables déplorations presque trop matures pour sa jeunesse. 

Philipp Mathmann et Davide Perniceni

Philipp Mathmann et Davide Perniceni

Et à ce spectacle d’un haut niveau théâtral, s’ajoutent les couleurs précieuses du petit orchestre, à peine séparé des spectateurs du parterre, composé de musiciens du Philharmonisches Orchester Heidelberg, orchestre que Davide Perniceni dirige merveilleusement en harmonie avec la scène, tirant des cordes des vibrations chaleureuses, détaillant les sonorités des solistes en préservant le charme de textures légèrement vieillies, tout en veillant à la subtilité et à la tonicité sans la moindre rudesse d’un enchantement musical permanent. C'était inattendu, et pourtant c'est bien une oeuvre d'art total qui s'est jouée sous nos yeux.

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Publié le 19 Décembre 2018

Otello (Giuseppe Verdi)
Représentation du 15 décembre 2018
Bayerische Staatsoper - Munich

Otello Jonas Kaufmann 
Desdemona Anja Harteros
Jago Gerald Finley 
Cassio Evan Leroy Johnson 
Emilia Rachael Wilson
Roderigo Galeano Salas 
Direction musicale Kirill Petrenko 
Mise en scène Amélie Niermeyer (2018)

Nouvelle production

                                 Anja Harteros (Desdémone)

A l’instar d’Ariane à Naxos en 2015 et Tosca en 2016, les noms de Kirill Petrenko, Jonas Kaufmann et Anja Harteros ont suffi à rendre toutes les représentations de ce nouvel Otello sold-out en très peu de temps, suscitant une attente teintée d’appréhension quant à l’assurance avec laquelle les interprètes principaux allaient investir des personnages dont nombre d’incarnations légendaires de Milan à New-York ont marqué le public du XXe siècle.

Pour complexifier cette entreprise artistique inédite, Amélie Niermeyer a choisi de brosser chaque caractère selon un archétype qui s’éloigne des principales lignes imaginées par Shakespeare, tout en redonnant une cohérence qui converge au final vers un drame identique.

Anja Harteros (Desdémone) et Jonas Kaufmann (Otello) - Photo Bayerische Staatsoper

Anja Harteros (Desdémone) et Jonas Kaufmann (Otello) - Photo Bayerische Staatsoper

L’ouverture est impressionnante, Desdémone attend seule et paniquée dans sa chambre sous laquelle le chœur, dans l’ombre, chante son hymne exalté comme un présage lugubre, jusqu’à ce qu’Otello ne survienne et que Jonas Kaufmann lance un ’Exultate’ non pas exagérément éclatant, mais d’une perfection de style et d’une noire densité où l’air semble comme expirer sur une langue de velours sans la moindre dispersion d’intonation.

Le ténor est en forme, et il pose d’emblée une présence inévitable, mais qu’Amélie Niermeyer a transformé en un être peu vaillant et plutôt dépressif, au bord de la folie, endimanché dans un costume tristement terne.

On se rend compte par la suite que nombre de tableaux, scène du feu de joie, scène du chœur rendant hommage à Desdémone, prennent une allure macabre, et que ce chœur agit un peu comme les sorcières de Macbeth pour prévenir de l’avenir - ce que l’on comprend mieux dans la seconde partie.

Anja Harteros (Desdémone) et Jonas Kaufmann (Otello) - Photo Bayerische Staatsoper

Anja Harteros (Desdémone) et Jonas Kaufmann (Otello) - Photo Bayerische Staatsoper

Le Iago de Gerald Finley est épatant d’aisance scénique, d’autant plus qu’il est représenté comme un amuseur assez éloigné de l’être profondément redoutable et odieux que nous connaissons, et son chant d’une grande clarté expressive s’adapte parfaitement à ce rôle-ci. Et le Cassio d’ Evan Leroy Johnson, tout comme le Roderigo de Galeano Salas, rayonnent sur leur visage d’une joie avivée par un mordant vocal agréablement saillant.

Néanmoins, toute cette première partie, qui se déroule dans un grand appartement où l’on voit en arrière-plan Desdémone se morfondre dans une pièce aux couleurs blafardes, est engagée dans un sens théâtral sans réelle force ni noirceur, et son aspect maladif, appuyé par des lumières verdâtres, rappelle par certains aspects La Dame de Pique mise en scène par Lev Dodin il y a vingt ans à Amsterdam et Paris.

Gerald Finley (Iago) - Photo Bayerische Staatsoper

Gerald Finley (Iago) - Photo Bayerische Staatsoper

La seconde partie est en revanche bien plus réussie car Amélie Niermeyer décrit clairement comment une femme sûre d'elle-même, qu’on pourrait prendre pour une femme d’affaire, va perdre totalement confiance en elle, contaminée par la folie de son époux. La prison mentale de celui-ci devient ainsi la sienne, et la scénographie montre cela en représentant la chambre de Desdémone comme une réduction homothétique de la pièce principale dans laquelle vit Otello.

Cette mise en scène fort cérébrale a cependant le défaut de ne plus montrer une gradation des ressentiments du Maure, car il est malade dès le départ. D'où ce sentiment d'une longue mise en place sans évolution dramatique sensible dans les deux premiers actes.

Gerald Finley, Jonas Kaufmann et Anja Harteros

Gerald Finley, Jonas Kaufmann et Anja Harteros

Desdémone est donc le personnage central, puisqu'elle est présente du début à la fin sur scène, souvent réduite à une présence muette dans la première partie. Son jeu va aussi à rebours de l’image que l’on peut en avoir, car loin de passer pour une femme victime, et poussée à bout par ses insinuations, on la voit s’en prendre à Otello par énervement. 

Et mis à part quelques essoufflements vocaux perceptibles chez Jonas Kaufmann, l’incarnation de ce général d’avance déchu est menée avec une finesse interprétative qui ne force jamais le trait, à jeu égal avec le Iago habile de Gerald Finley - mais que l’on pourrait préférer dans une autre mise en scène qui réduirait moins sa stature -, et Anja Harteros alterne intonations de petite fille et véhémences vocales hors de proportion avant de trouver une unité dramatique captivante dans la seconde partie.

Toutes les voix des seconds rôles sont elles aussi richement colorées.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko apparaît sous son visage le plus le subtil, accélérant joliment les effets de contrepoint, dramatisant de façon très sporadique, mais faisant également entendre des respirations et des touches sonores inédites, par exemple dans le monologue d'Otello qui suit la scène d’explication avec Desdémone. Cette façon de pousser le discours avec une fluidité, qui sous-tend les artistes sans que l’allant dramatique ne les submerge, agit ainsi comme une langue d’or chaleureuse qui imprègne petit à petit l’auditeur sans qu’il ne soupçonne quasiment plus la présence de l’orchestre, et finit par l’enfermer lui aussi avec la névrose qui s’empare des protagonistes shakespeariens.

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Publié le 12 Décembre 2018

Turandot (Giacomo Puccini)
Représentations du 08 et 09 décembre 2018
Teatro Real de Madrid

La princesa Turandot Oksana Dyka (le 08), Irene Theorin (le 09)
El emperador Altoum Raúl Giménez            
Timur Giorgi Kirof (le 08), Andrea Mastroni (le 09)
Calaf Roberto Aronica (le 08), Gregory Kunde (le 09)       
Liù Miren Urbieta-Vega (le 08), Yolanda Auyanet (le 09)
Ping Joan Martín-Royo         
Pang Vicenç Esteve  
Pong Juan Antonio Sanabria 
Un mandarín Gerardo Bullón

Direction Musicale Nicola Luisotti                                       Gregory Kunde (Calaf)
Mise en scène Robert Wilson (2018)
Coproduction Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie et Houston Grand Opera

Si Turandot est l’ultime opéra de Giacomo Puccini, inachevé et complété par Franco Alfano après la mort du compositeur, il constitue également une transition vers la musique du XXe siècle. Et la direction musicale qu’insuffle Nicola Luisotti à la nouvelle production du Teatro Real de Madrid tend à renforcer ses aspects les plus violents. Lyrisme contenu, mais coloration cuivrée aux accents primitifs, on se surprend à entendre des éclats à vifs qui percutent les compositions abruptes et froides d’un Michael Tippett.

Gregory Kunde (Calaf) et Irene Theorin (Turandot)

Gregory Kunde (Calaf) et Irene Theorin (Turandot)

Pourtant, le chef italien, né dans la même province toscane que Puccini, est surtout connu pour ses affinités quasi-exclusives avec le répertoire italien verdien et post-verdien, si bien qu’à l’écoute d’une telle lecture, qui donne tant d’importance à l’impact d’une multitude de traits saillants plutôt qu’à la finition ornementale, son sens dramatique tranchant en devient stupéfiant.

Par ailleurs, l’alchimie avec la mise en scène stylisée de Robert Wilson fonctionne à merveille, notamment à travers le trio de ministres Ping, Pang et Pong où l’on retrouve avec un plaisir enfantin jubilatoire les personnages de clowns, qui sont animés ici par plein de petits détails gestuels induits par les motifs fantaisistes et délicats de la musique.

Joan Martín-Royo  (Ping) et Juan Antonio Sanabria (Pong)

Joan Martín-Royo (Ping) et Juan Antonio Sanabria (Pong)

Avec une prépondérance pour le bleu luminescent et un panachage de costumes aux teintes violettes, rouge-sang pour Turandot, noires pour ses gardes tortionnaires aux bras arqués, surmontés d’un fin liseré symbolisant leur arme de tir, ou bien blanc-gris pour le peuple, la scénographie a pourtant simplement recours à quelques panneaux coulissants pour donner du relief, un enchevêtrement de ronces et l’ombre d’un disque noir sur fond rouge au dernier acte, et de très beaux maquillages et costumes effilés figurant l’esthétique chinoise impériale.

Le spectateur a ainsi tout le temps de scruter du regard les moindres détails des figures qui le marquent, et de s’imprégner des effets d’ombres et de lumières, d’un sens du théâtre oriental wilsonien idéal dans cette œuvre, bien que les personnages principaux se figent un peu trop. Mais nul pathos ni sentimentalisme ne sont discernables, même avec l'esclave Liù qui meurt poétiquement, tétanisée sous une lumière bleue-glacée venue du ciel.

Oksana Dyka (Turandot)

Oksana Dyka (Turandot)

Pour cette longue série de représentations jouées à la veille de Noël, deux distributions principales alternent quasiment chaque soir, devant une salle comble.

Les deux Turandot sont assez différentes. La première, Oksana Dyka, est une très belle femme mais également une excellente actrice, ce que nous avions découvert à Paris en 2013 à travers son interprétation d’Aida. Sous son maquillage opulent et sous une direction d’acteur statique, cela n’est malheureusement pas suffisamment mis en valeur.

Et si son chant est peu coloré dans le médium et le grave, il s’épanouit dans les aigus avec une technique fuselée profondément projetée qui a la pureté d’une pointe de cristal. A contrario, dans les tonalités basses, la justesse fluctue, mais cela s’accompagne d’une expressivité qui la rend touchante comme si sa personnalité vacillait.

Miren Urbieta-Vega (Liù)

Miren Urbieta-Vega (Liù)

La seconde, Irène Theorin, remplaçant Nina Stemme souffrante, possède un spectre vocal plus large et plus riche en couleurs, une très grande solidité qui maintient cependant son incarnation dans une posture monolithique invariante.

Et des deux Calaf entendus, Roberto Aronica et Gregory Kunde, tous deux semblables en puissance, ce dernier a l’avantage de disposer d’une belle homogénéité de timbre et de vibrations matures, du médium jusqu’aux aigus, avec la petite touche charismatique qui consiste à dé-timbrer ses fins de phrases. Mais aucun ne force non plus son souffle, et tous deux restent raisonnables lorsqu’il s’agit de tenir vaillamment des sonorités effilées.

Les gardes de Turandot tenant la tête du prince Perse.

Les gardes de Turandot tenant la tête du prince Perse.

Quant à la jeune fille Liù, les deux mezzo-sopranos du pays, Miren Urbieta-Vega et Yolanda Auyanet, lui offrent une identique sensibilité, la seconde paraissant un peu plus corsée de timbre. Physiquement, elles sont indiscernables sous leur masque et leur parure.
Néanmoins, le Timur d’Andrea Mastroni prend le dessus sur Giorgi Kirof, avec une meilleure projection.

Enfin, des trois ministres, le Ping de Joan Martín-Royo se détache vocalement pas une noble émission de timbre, jeune et bien affirmée, mais il n’est pas l’acteur le plus souple et le plus mobile, car ses deux partenaires, Vicenç Esteve et Juan Antonio Sanabria, montrent une plus grande aisance de jeu pour suivre les accords ludiques que leur dédie Puccini. Les grimaces du large visage de Vicenç Esteve sont elles-mêmes un spectacle en soi.

Yolanda Auyanet (Liù)

Yolanda Auyanet (Liù)

Le chœur est devenu une valeur très sûre du Teatro Real de Madrid, et nous en avons la démonstration aussi bien chez les voix d’hommes, avec ce bel orgueil que l’on ressent dans leur chant, que chez les femmes et les voix d’enfants d’une grâce véritablement adoucissante.

Le Teatro Real vu depuis la plaza de Oriente

Le Teatro Real vu depuis la plaza de Oriente

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Publié le 23 Novembre 2018

La Cenerentola (Gioacchino Rossini)
Répétition générale du 21 novembre 2018
Palais Garnier

Don Ramiro Lawrence Brownlee
Dandini Florian Sempey
Don Magnifico Alessandro Corbelli
Clorinda Chiara Skerath
Tisbe Isabelle Druet
Angelina Marianne Crebassa
Alidoro Adam Plachetka

Direction musicale Evelino Pido
Mise en scène Guillaume Gallienne (2017)

                                                                                       Marianne Crebassa (Angelina)

Si Le Barbier de Séville est devenu en moins de 20 ans l’opéra de Rossini incontournable de l’opéra Bastille, La Cenerentola a connu de la même manière un tel succès au cours des 7 dernières années qu’elle en est le pendant incontournable du Palais Garnier, loin devant L’Italienne à Alger. La Cenerentola fait ainsi partie des 15 œuvres les plus jouées à l’Opéra de Paris, et est le titre privilégié de l’Opéra aux loges de velours juste après le Cosi fan Tutte de Mozart.

Et dorénavant, alors que les productions de Jérôme Savary et Jean-Pierre Ponnelle ont fait leur temps, c’est la mise en scène de Guillaume Gallienne qui est reprise cette année, une alternative moins féerique et déjantée du conte de Charles Perrault.

Marianne Crebassa (Angelina)

Marianne Crebassa (Angelina)

Un décor frontal aux tonalités rouge carmin défraîchies d’une vieille ruelle de Naples suffit à créer un sentiment non pas austère mais plutôt mélancolique, et lorsqu’il se retire, une cour recouverte d’une langue de lave balafrée d’une crevasse dégage un espace qui restera relativement peu utilisé. Certaines scènes, devant le large mur, sont agréablement animées, d’autres sans originalité particulière, et l’acteur de la Comédie Française se joue gentiment du mythe du mariage.

Mais s’il y a bien une raison pour découvrir ce spectacle et se donner une chance d’aimer la musique de Rossini, il faut la trouver dans la réunion exceptionnelle d’artistes qui, tous, font miroiter une palette de couleurs et de raffinement sonore d’une rare beauté et vitalité.

Lawrence Brownlee (Don Ramiro) et Marianne Crebassa (Angelina)

Lawrence Brownlee (Don Ramiro) et Marianne Crebassa (Angelina)

C’est à Evelino Pidò que revient la chance de distiller ardeur et dynamisme aux musiciens et solistes, et son travail de soierie et de volume sur le son est mené d’une main souple et alerte par un sens de la stimulation et de contrôle des nuances formidablement bouillonnant. Magnifique legato sillonné de toutes sortes de traits subtils et chaloupés qui exaltent la richesse de l’écriture rossinienne, les chanteurs sont emportés par un flux grisant et l’attention sincère du chef italien, si essentielle à leur excellente cohésion scénique.

Florian Sempey (Dandini)

Florian Sempey (Dandini)

Et ce sont deux anciens élèves de l’Atelier Lyrique issus de la même période de 2010 à 2012, Marianne Crebassa et Florian Sempey, qui font vivre deux rôles flamboyants, Angelina et Dandini, pour lesquels ils sont idéalement distribués. Marianne Crebassa est une artiste jeune joliment fine qui n’a de cesse d’évoquer le regard malicieux d’Audrey Tautou, et qui révèle surtout une présence vocale totalement immédiate avec ce beau galbe noir et profond qui pleure quand elle chante, et qui s’accorde à merveille aux teintes de la scénographie. Florian Sempey adore s’amuser avec ses partenaires, et le personnage de Dandini lui offre tout ce qui le met le mieux en valeur, sens de la comédie et de la taquinerie, virilité feutrée d’un timbre fusant et bien projeté, une assurance si évidente qu’il est l’exemple même de la jeunesse sans complexe qui resplendit d’une générosité incommensurable afin de capter irrésistiblement l’amour de l’auditeur.

Alessandro Corbelli (Don Magnifico)

Alessandro Corbelli (Don Magnifico)

Lawrence Brownlee, le Prince Don Ramiro, fait une entrée humble et se livre avec Marianne Crebassa à un charmant duo qui tout de suite saisit pas son naturel innocent. Ce héros sérieux et intelligent va ainsi s’imposer tout au long de l’œuvre par une luxueuse couleur de timbre fumée qui conserve une intégrité parfaite dans les aigus, et cette impression de robustesse se renforce autant par la solidité physique du chanteur que par sa détermination bienveillante, fortement impressive pour le spectateur ; Une voix qui va de pair avec celle de Marianne Crebassa, et une tessiture faite du même alliage que celle de Florian Sempey.

Adam Plachetka (Alidoro) et Marianne Crebassa (Angelina)

Adam Plachetka (Alidoro) et Marianne Crebassa (Angelina)

La découverte de la soirée est pourtant la belle voix Donjuanesque d’Adam Plachetka, Alidoro ample et sensuel qui ajoute un élément romantique à cet ensemble de portraits charismatiques. Appui du Prince dans sa quête de la femme idéale, sa sensibilité sombre pourrait même faire croire dans la seconde partie qu’il est lui-même épris d’Angelina dont il possède une couleur d’ébène identique.

Marianne Crebassa, Lawrence Brownlee et Florian Sempey

Marianne Crebassa, Lawrence Brownlee et Florian Sempey

Et à ces quatre perles se joint le trio manipulateur de Don Magnifico et de ses deux filles Clorinda et Tisbe ; Alessandro Corbelli joue très bien avec bonne humeur et naturel, et Chiara Skerath et Isabelle Druet forment un duo dont on perçoit distinctement les différences de couleurs, mixées agréablement, qui nous gratifient de scénettes amusantes et légères pour le plaisir de la bonne humeur.

Le chœur, le parent pauvre de la direction d’acteur, complète sans aucun défaut cet ensemble qui est un véritable miracle musical ne pouvant que mettre en joie tout spectateur même le plus néophyte.

Evelino Pidò et Marianne Crebassa

Evelino Pidò et Marianne Crebassa

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Publié le 20 Novembre 2018

Satyagraha (Philip Glass)
Représentation du 18 novembre 2018
Opera Ballet Vlaanderen – Gand

Gandhi Peter Tantsits
Ms. Naidoo Tineke Van Ingelgem
Ms. Alexander Raehann Bryce-Davis
Kasturbai Rihab Chaieb
Prince Arjuna Denzil Delaere
Lord Krishna Justin Hopkins
Ms. Schlesen Mari Moriya
Mr. Kallenbach Robin Adams
Parsi Rustomji Justin Hopkins

Direction musicale Koen Kessels
Mise en scène et chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Orchestra Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen & Chorus Koor Opera Vlaanderen

 Coproduction Theater Basel et Komische Oper Berlin 

Au même moment que, sur le versant américain, l’opéra de Los Angeles et la Brooklyn Academy of Music de New-York présentent deux productions de Satyagraha, dans les mises en scène respectives de Phelim McDermott et du Cirkus Cïrkor, l’opéra des Flandres accueille la troupe de Sidi Larbi Cherkaoui pour reprendre la production créée à Bâle en mai 2017.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

Satyagraha a été créé à Rotterdam en 1980, quatre ans après le légendaire Einstein on the Beach, et évoque l’esprit du Mahatma Gandhi lors de son premier voyage à l’étranger qui l’amène à traverser l’équateur et l’océan indien afin de rejoindre l’Afrique du Sud à l’âge de 24 ans.

Mais dans ce pays se sentant envahi par les Indiens, Gandhi découvre les discriminations et s’engage pour défendre la citoyenneté de ses compatriotes, d’autant plus qu’ils sont réprimés violemment. L’aboutissement de sa lutte contre les gouvernements autoritaires se résout dans le Satyagraha, « la force née de la vérité et de l'amour ou non-violence », où il s’agit de créer une force non violente par la patience tout en préservant son cœur et sa force d’amour, c’est-à-dire une aspiration vers l’harmonie des âmes humaines suivie des actions qui résultent de cette aspiration.

Cette doctrine de « désobéissance civile » élaborée à partir de 1907, pour s’opposer à toute loi raciste, deviendra un outil majeur de Gandhi pour obtenir l’indépendance de l’Inde face aux Britanniques et déjouer la loi du plus fort.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

Et dans l’opéra de Philip Glass, la première partie se réfère à Tolstoï avec qui, dès 1909, Gandhi échangea une correspondance sur le sens de son engagement non-violent, la seconde évoque Tagore, philosophe indien qui soutint également la lutte pour l’indépendance de l’Inde, et la dernière partie est dédiée à Martin Luther King, dit le « Gandhi américain ».

Ces trois tableaux auraient pu être traités de manière fortement indépendante, mais Sidi Larbi Cherkaoui et sa troupe de danseurs les unifient de façon à entretenir une continuité entre eux et montrer une évolution de Gandhi, que Peter Tantsits interprète avec une grande assurance, un goût du jeu théâtral affirmé, et un chant bien timbré et compact qui ne vacille que légèrement vers la fin sous la tension de l’écriture.

On voit ainsi le guide traverser les épreuves, notamment au second acte, bousculé par la violence de ses opposants, et achever son parcours sur une galaxie en forme de Yin Yang de teinte violette, la couleur de la spiritualité.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

La scénographie ne repose que sur un ensemble de plaques tenues par un nombre dense de câbles qui permettent de surélever le sol. Les danseurs représentent la mixité la plus large possible, et le moment le plus fort survient quand tous défilent frontalement face au public, certains tagués « Japonais », « Juif », « Trans », nus parfois, afin de revendiquer l’harmonie d’une humanité diverse contrariée par les préjugés de religions et d’origines.

La chorégraphie étire les corps, les fait jouer avec les risques de collision, avec les tournoiements habillement maîtrisés, les danseurs parfois s’élançant en groupes qui se correspondent; ainsi, domine toujours une forme de présence assurée et sereine, notamment chez certaines artistes asiatiques.

Satyagraha (Glass-Cherkaoui-Kessels) Opera Ballet Vlaanderen – Gent

L’écriture vocale est d’abord faite pour mettre en valeur l’agilité répétitive et fascinante du chœur, et l’orchestre, sous la direction de Koen Kessels, sonne avec des teintes mates et une épaisseur de corps qui se fondent aux mouvements chorégraphiques et aux chants Sanskits dans un effet tournoyant, où les variations vocales quasi-hypnotiques procurent un sentiment d’ivresse et d’allègement euphorisant.

Et de cet univers obsédant, se détache également la musique du deuxième acte, dont les motifs et mouvements de cordes mélancoliques en spirale, la forme qui semble dominer la totalité de ce spectacle, imprégnèrent si profondément le film de Stephen Daldry « The Hours ».

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Publié le 17 Novembre 2018

Simon Boccanegra (Giuseppe Verdi)
Répétition du 09 novembre et représentations du 15 novembre et 01 décembre 2018
Opéra Bastille

Simon Boccanegra Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco Mika Kares
Maria Boccanegra (Amelia Grimaldi) Maria Agresta, Anita Hartig (09 nov & 1, 4 déc)
Gabriele Adorno Francesco Demuro
Paolo Albani Nicola Alaimo
Pietro Mikhail Timoshenko
Un capitano dei balestrieri Cyrille Lovighi
Un'ancella di Amelia Virginia Leva-Poncet

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Calixto Bieito (2018)                                             
Nicola Alaimo (Paolo)
Nouvelle production et coproduction Deutsche Oper Berlin

A l’instar d’Il Trovatore, Simon Boccanegra est le second opéra de Giuseppe Verdi qui soit inspiré d’une pièce d’Antonio García Gutiérrez.

Sur le chemin de l’indépendance italienne, Verdi souhaitait représenter les luttes des factions et faire naître ainsi chez les Italiens l’horreur des guerres fratricides à partir d’un sujet historique.
Au XIVe siècle, la république de Gênes dominait la Méditerranée et la mer Egée, mais son principal concurrent, Venise, gagnait du terrain et prendra définitivement le dessus au siècle suivant.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le personnage de Simon Boccanegra devint ainsi en 1339 le premier Doge à vie de Gênes, issu du parti plébéien et partisan de l’Empereur du saint-Empire. Cependant, en 1347, les familles Grimaldi et Fieschi, ralliées au Pape, le forcèrent à abdiquer. A la tête de son armée, il réussit pourtant à rétablir son autorité en 1356, mais mourut probablement empoisonné en 1362, et c’est Gabriel Adorno qui fut finalement élu par le peuple pour lui succéder.

Et dans la version romancée de l’opéra de Verdi, une conspiration redoutable est menée par Paolo Albiani pour pousser les Fieschi et Adorno à se révolter contre Simon, Paolo ne supportant pas que le doge ne lui ait pas accordé la main d’Amélia Grimaldi (qui s’avèrera être sa fille).

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Simon Boccanegra n’est entré que sur le tard au répertoire de l’Opéra de Paris, il y a exactement 40 ans, le 25 octobre 1978, dans une mise en scène devenue célèbre de Giorgio Strehler.

Puis la scène Bastille accueillit la production de Nicolas Bregier, en septembre 1994, et surtout celle de Johan Simons créée en mai 2006, année entièrement dédiée à la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Cette mise en scène se focalisait particulièrement sur le climat électoral et les rivalités partisanes.

La nouvelle production que présente Calixto Bieito à l’Opéra de Paris répond du début à la fin aux ambiances nocturnes des conspirations relatées dans le livret et à la noirceur de la musique, tout en privilégiant l’évocation du long délitement mental du Doge solitaire poursuivi par les obsessions mélancoliques du souvenir de sa femme défunte, plutôt que la mise en exergue des conflits de pouvoir.

La scénographie est centrée sur un plateau unique où une spectaculaire carcasse de navire, l’évocation du passé flamboyant du Doge, aux flancs stylisés en forme de vague, effleure le cadre de scène lorsque le vaisseau est entraîné dans un lent mouvement circulaire. Les cycles infinis des complots se mélangent à la spirale des pensées obsédantes de Boccanegra, qui l’empoisonnent de l’intérieur et l’immobilisent dans l’action. 

Maria Agresta (Amelia)

Maria Agresta (Amelia)

Les changements de disposition de cette impressionnante maquette, et les variations d’éclairages glacés qui laissent de larges zones d’ombre, créent des espaces permettant ou bien d’utiliser les projections vidéographiques, ou bien de créer un élément de décor frontal pour resserrer l’action, tout en permettant de laisser passer les voix du chœur à travers ses interstices lorsque celui-ci se trouve en arrière.

Boccanegra apparaît affaibli dès l’ouverture, suivi par l’arrivée de Fiesco traînant le corps mourant de sa fille et amante du corsaire pour laquelle il ne montre aucune pitié et qui, une fois abandonné, se relève au moment de la transition, 25 ans plus tard, devenant ainsi un fantôme qui hante la scène.

Le point fort du travail de Calixto Bieito est d’entrechoquer la stature noble du héros plébéien et sa détresse mentale par des images émouvantes du visage de celle qu’il a aimé, n’hésitant pas à projeter sur le rideau de scène, à l’entracte, le corps courbe et inerte d’une femme que des rats noirs parcourent, comme si la mémoire rongeait un souvenir dans sa chair la plus belle en le faisant souffrir.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Paradoxalement, Bieito se montre économe dans sa direction d’acteur – une bonne partie de son travail exploite la vidéo et les éclairages à travers le squelette du bateau afin de créer des images d’une esthétique cinématographique troublante -, mais tout geste a un sens et exprime les troubles intérieurs de chaque protagoniste, car il se centre sur leur intimité. Les interactions directes, et mêmes les regards entre eux, sont donc volontairement limités pour montrer leur solitude et accroître l’atmosphère dure du drame. Mais les marques d’affection sont nombreuses que ce soit entre Maria et Adorno, Maria et Boccanegra et même Fiesco et Boccanegra.

Et si aucune violence n’est véritablement affichée, les stigmates, eux, peuvent se lire sur les corps ou les visages, comme celui d’Amelia qui a été retenue en captivité. Il y a donc toujours une correspondance forte et profonde entre ce que les personnages décrivent de leur expérience vécue et les marques sur leur corps.

Cette vision expressionniste, où s’immisce la cruauté de la vie, approche celle du Don Giovanni de Michael Haneke, et ne s’adresse donc pas aux spectateurs en quête de joliesse superficielle sur une scène d’opéra. C’est un spectacle pessimiste pour les amateurs de films noirs.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

On se demandait à quoi pouvait aboutir la rencontre entre un tel metteur en scène et Ludovic Tézier,  le résultat est que jamais avant ce jour le baryton français n’aura incarné avec autant de vérité un personnage, et réussi à exprimer un être profond de cette façon-là, sans se laisser aller à aucun geste de convention.

En effet, pour sa première prise de rôle scénique du Doge, après avoir offert auprès de Sondra Radvanovsky l'une des plus belles versions de concert du Théâtre des Champs-Elysées de la saison passée, Ludovic Tézier incarne un Boccanegra mystérieux et humble d’une grande clarté d’élocution, un jeune père d’une sympathie immédiate. L’ampleur et l’humanité le mettent en avant plus que lui ne cherche à se mettre en avant, ses petits effets doux et soupirants touchent au cœur, et lorsqu’il déverse sainement sa colère d’un souffle long et d’une belle fermeté, son autorité sévère s’impose de façon bien ciblée.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)

Face à lui, le vieux patriarche issu des familles ancestrales, Fiesco, est interprété par le jeune Mika Kares - 10 ans de moins que Tézier – qui fait résonner une voix impressionnante et glaçante par son unité et sa stabilité, un long déroulé spectral, mélange de douceur et d’inquiétude, qu’il tient avec une belle et fine allure.

Mais loin de paraître un vieux père affligé, Calixto Bieito lui fait jouer le rôle d’un homme qui en veut à sa fille d’avoir aimé un corsaire, et lors de l’agonie de celle-ci, il ne révèle que mépris pour elle en ne montrant aucune volonté d’aide ou signe de tendresse.

Anita Hartig (Amelia)

Anita Hartig (Amelia)

Dans cet opéra dominé par les voix d’hommes, deux interprètes sont prévues au cours de cette nouvelle série de représentations pour incarner le seul personnage féminin majeur, Amélia.

Maria Agresta possède le dramatisme et la voix aux accents mélancoliques des grandes héroïnes verdiennes, une tessiture homogène légèrement mate d’une souplesse facile même dans les aigus, qui lui permet d’être aussi bien enjôleuse et touchante dans son premier air d’entrée solitaire « Come in quest’ora bruna », qu’une partenaire fusionnelle dans les duos avec Adorno ou Boccanegra. Et dans les passages conflictuels, lors de la rivalité entre les deux hommes, elle recherche aussi une forme de vérisme quasi-névrotique avec des couleurs beaucoup plus claires.

Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)

Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)

Entendue lors de la dernière répétition avant de la retrouver le 01 ou le 04 décembre, Anita Hartig est elle aussi une Amélia saisissante, d’autant plus qu’elle possède un timbre de voix assez différent, clair et parcellé d’une myriade de vibrations qui rappellent énormément les fragilités si familières du timbre de Joyce DiDonato. Son chant rayonnant aux tissures dentelées introduit ainsi des réminiscences mozartiennes ou straussiennes, et l’on retrouve chez elle aussi une grande attention à chacun de ses partenaires.  Nous avons donc là deux artistes qui défendent avec probité une femme qui recherche un équilibre dans un monde conflictuel d’hommes intrigants.

Nicola Alaimo (Paolo Albani)

Nicola Alaimo (Paolo Albani)

Physiquement imposant, le Paolo de Nicola Alaimo est une autre grande stature de la distribution. Il a le rôle du méchant indéfendable, mais le tient avec une arrogance fière et vindicative, et même une certaine noblesse, qui évoque Iago. Mordant dans la voix, puissance et profondeur de souffle qui gonflent une tessiture sombre et aérée avec de petits accents dans les passages déclamatifs comme une signature personnelle, la confiance défiante qu’il renvoie quand il interroge la salle ancre définitivement sa présence dans l’action du drame.

Et c’est avec une splendide chaleur que Francesco Demuro apparaît de derrière les ombres du navire pour annoncer son arrivée aux envolées charmeuses de « Cielo di stelle orbato ». Car ce chanteur d’ampleur modeste possède un beau timbre dans le médium qui cependant se resserre dans les aigus réduisant ainsi l’impact d’Adorno. C’est donc dans les airs profondément lyriques, qui lui laissent le temps de dérouler sa belle musicalité, qu’il touche le mieux la sensibilité de l’auditoire, et son grand air de désolation «  Perdon, Amelia …» est l’un des grands moments de recueillement du temps de la soirée.

Le choeur - au premier plan,  Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)

Le choeur - au premier plan, Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)

Si ces artistes disposent de bonnes conditions pour mettre en valeur leurs qualités musicales, ils le doivent au metteur en scène et à sa conception scénographique qui les mettent en avant, mais surtout au directeur musical, Fabio Luisi, qui soigne le relief de la trame musicale - quelle magnifique résonance liquide du cor dans l'immensité de la salle! - en trouvant un très bon alliage entre les vents, cordes et cuivres sans que la nappe orchestrale n’envahisse l’espace et ne submerge les chanteurs. La nature boisée des instruments reste sensible, alors qu’un Philippe Jordan aurait sans doute accentué les sonorités métalliques des cordes, et la précision accordée à l’ornementation, tout en restant dans la grande réalisation de répertoire, crée un plaisir raffiné qui, toutefois, ne fait pas oublier que le chef d’orchestre n’a pas recours aux percussions pour exacerber la théâtralité de son interprétation.

Calixto Bieito

Calixto Bieito

Et peut-être que cela se ressent aussi dans la perception dramatique de ce spectacle qui, rappelons-le, offre plutôt un versant mesuré de la part de Calixto Bieito, le futur metteur en scène de l’Anneau des Nibelungen à partir de la saison prochaine.

Le chœur, impactant et suggestif, est fort quand on le lui demande.

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